«SLĀV», prise 2: faire mieux

La comédienne Sharon James dans la première mouture du spectacle «SLAV».
Photo: Jacques Nadeau Archives Le Devoir La comédienne Sharon James dans la première mouture du spectacle «SLAV».

Depuis la première du spectacle de Robert Lepage et Betty Bonifassi SLĀV, au Festival international de jazz de Montréal, en juin l’an dernier, pas mal d’eau a coulé sous les ponts. De l’eau gonflée de la salive des nombreux, débats, discussions et engueulades sur le sujet ; gonflée peut-être de quelques larmes aussi — rage, douleur, impuissance, incompréhension, autant des manifestants que des artistes. Au coeur de la polémique, le groupe Nomadic Massive avait incité à « faire mieux », interpellant indirectement, mais clairement, pendant son spectacle l’équipe de SLĀV. Le message a été en grande partie entendu : SLĀV prise 2, en tournée au Québec, est une proposition améliorée, qui compte de nombreuses différences envers la première mouture. Regard comparatif.

Dans sa première version, SLĀV posait non seulement un point de vue blanc sur l’esclavage, mais il en égalisait toutes les formes. Comme si ces formes avaient toutes été d’ampleur équivalente — telle une seule et même tragédie — que ce soit l’esclavage vécu par les SLĀVes, les noirs, les autochtones, les Irlandais, comme les esclaves contemporains du travail forcé ou aux conditions intolérables. Une insistance particulière était mise sur l’esclavage blanc, faisant dériver le sens et le sacré au coeur de la création : celui des chants afro-américains au prix d’un recadrage grossier. Plusieurs scènes ou répliques non seulement surlignaient cette dérive, mais, parfois, la rejouaient (la scène du café où Estelle Richard disait à Kattia Thony : « Tu sais, il faut souvent passer par l’histoire et la généalogie des blancs pour comprendre l’histoire des noirs au Québec » ; la scène de la recherche en bibliothèque ; la scène du bar où Bonifassi justifiait son processus ; Bonifassi incarnant la militante Harriet Tubman, etc.). Des maladresses ? Oui, mais leur accumulation faisait alors qu’on ne pouvait les pardonner.

La nouvelle version bénéficie de plusieurs changements de narrateurs, les passant carrément du blanc au noir. Pourtant, le récit reste le même : Estelle part à la recherche de son ancêtre noire, aidée par Kattia, dont le personnage a été complexifié, pour le mieux. Une attention a été portée à la représentativité : Tracy Marcelin remplaçant Myriam Fournier, la distribution toute féminine est maintenant mixte. Les représentations sont beaucoup plus littérales — peut-être aurait-on pu résoudre le problème avec plus de créativité, mais on comprend que chat échaudé peut craindre l’eau froide… — mais aussi beaucoup plus justes : les esclaves ne sont plus jouées par les blanches, on a ajouté des servantes, les personnages joués par Marcelin, James et Thony sont devenus des moteurs. Et c’est un vrai partage qui se fait par une Bonifassi beaucoup moins en tête d’affiche qui a cédé plusieurs moments pour un meilleur équilibre.

On note aussi la rencontre entre Estelle et sa lointaine cousine noire et la réaction de celle-ci : « Tu crois qu’en me rencontrant, dit-elle en anglais, tu vas comprendre le racisme et l’injustice ? Avais-tu besoin de venir jusqu’ici [en Louisiane] pour ça ? Il n’y en a pas, d’injustices sociales, dans ton pays ? » Le malaise que le spectateur — blanc, faut-il le préciser — ressent devant cette scène est juste ; et ce malaise, dans la version originale, était absent, cédant la place à un regard complaisant.

Certaines scènes demeurent aujourd’hui problématiques, comme celle où le visage filmé en live de Bonifassi se surimprime jusqu’à effacer de l’écran les corps de vrais esclaves. Ce mélange entre image d’archives et fiction scénique, en vrai et en représentation, ne supporte pas une lecture formelle. Et le segment, grandement raccourci, sur l’esclavage irlandais, qui rapporte comme un fait historique ce qui n’en est pas un, est aussi plus que discutable.

De manière générale, le spectacle s’est resserré, pour le mieux, malgré plusieurs transitions qui restent encore lourdes. Si le jeu des actrices est meilleur qu’en juin, il demeure figé, plaqué, en grand manque de naturel. Les chants ont pris du chien, les harmoniques, de la sauvagerie. La musique et les chansons ont toujours été au coeur de SLĀV, et sa force. Le public, à Saint-Jérôme, a chaleureusement accueilli la proposition. Et aujourd’hui, si on peut nommer des bémols à la mise en scène, elle ne prête pratiquement plus flanc aux critiques politiques, formelles et éthiques.

Pratiquement, mais pas complètement. Car elle reste problématique. En cela que SLĀV, théâtralement, reste un spectacle moyen, au mieux, au ton beaucoup plus didactique que poétique. Peut-on le lui reprocher ? C’est Ariane Mnouchkine, du Théâtre du Soleil, grande dame de la scène, complice de Lepage sur Kanata, qui disait récemment en ces pages que certains sujets inimaginables comme Auschwitz ou l’esclavage, nécessitent un génie pour être imaginés. Ou, si on file l’idée, un travail génial. Ce que SLĀV n’est pas. Pour un sujet de l’ampleur et de la gravité de l’esclavage, et surtout de la part d’un metteur en scène du talent et de l’expérience de Robert Lepage, on peut encore dire aujourd’hui : faites mieux.

SLĀV

D’après les chants d’esclaves afro-américains. Mise en scène : Robert Lepage. Musique, idéation et interprétation : Betty Bonifassi. Interprété par Sharon James, Kattia Thony, Tracy Marcelin, Estelle Richard, Elisabeth Sirois et Audrée Southière.

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