«Lévriers»: Courir après le succès

La saisissante métaphore qui donne son titre à Lévriers est liée à cet objet élusif, voire illusoire, après lequel nous courons tous un peu. Le succès. Commesi, à l’image des participants d’une course canine, nous étions bernés par un mirage alléchant qui peut rendre fou, mais qui nous propulse constamment vers l’avant. Un objet de désir aujourd’hui exacerbé par des réseaux sociaux, qui invitent à une comparaison avec autrui, basée sur l’apparence de la réussite.
Les cocréateurs et interprètes de ce spectacle présenté au MAI ont tous parcouru un certain nombre de kilomètres pour refaire leur vie à Montréal, ville campée dans cette Amérique du Nord qui met en avant la possibilité de réaliser ses rêves, aussi grands soient-ils. Instigatrice de cette « enquête » sur notre rapport au succès, Sophie Gee a réuni un groupe d’une impressionnante diversité, en ce qui a trait à l’origine, au profil de carrière, à l’âge, même au corps. Et à l’expérience scénique, puisque la pièce intègre quelques non-professionnels. Étonnant tableau de voir partager la scène la charismatique actrice néerlandaise Jacqueline van de Geer, la danseuse Audrée Juteau, le joueur de rugby rwandais Jean-Baptiste Mukiza, le rappeur trans Lucas Charlie Rose et Steven Korolnek, un homme d’affaires retraité. Cet éclectisme enrichit le spectacle.
Présente sur le côté de la scène, la metteure en scène d’origine chinoise Sophie Gee s’implique elle-même dans cette réflexion sur l’écart entre nos attentes et nos accomplissements. Les participants s’y ouvrent avec honnêteté sur le rapport entretenu avec les pairs qui paraissent mieux performer, sur les obstacles à surmonter (le poème sur l’invisibilité de Lucas Charlie Rose est un beau moment) ou sur les sacrifices dont la réussite est pavée. Le récit de l’ex-p.-d.g. Steven Korolnek est ainsi d’une pudeur touchante.
Lévriers s’appuie donc sur une démarche documentaire, d’ailleurs transparente dans cette oeuvre qui joue volontiers, avec grande fraîcheur, sur des clins d’oeil au réel. Mais le spectacle fait aussi montre d’une théâtralité plutôt inventive. Il est bourré d’humour, que les personnages renchérissent l’un sur l’autre quant aux horreurs qu’ils seraient prêts à commettre pour atteindre le succès ou qu’ils viennent présenter les solutions faciles, magiques pour y accéder — la séquence sur le best-sellerLe secret se révèle d’une dérision jouissive….
Il est aussi fort encourageant de voir une artiste néoquébécoise, qui a étudié en anglais, choisir de créer un spectacle dans la langue de Michel Tremblay. Et puisqu’il faut le juger en ces termes-là, concluons qu’en dépit de rares petites longueurs, Lévriers, vous l’aurez deviné, est une réussite.