«Centre d'achats»: magasiner un sens à sa vie

La dramaturge Emmanuelle Jimenez
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir La dramaturge Emmanuelle Jimenez

« Le centre d’achats, c’est un genre d’obsession chez moi », admet Emmanuelle Jimenez. Non pas que la dramaturge soit une magasineuse compulsive. Mais le lieu la trouble. L’une de ses pièces précédentes, entendue au Festival du Jamais Lu en 2012, se déroulait à la Plaza Côte-des-Neiges. Pour nourrir sa nouvelle création, Centre d’achats, elle a visité ces dernières années quelques temples de la consommation et pris des notes.

Se prenant comme « cobaye », l’auteure de Du vent entre les dents a constaté l’effet physique que cet endroit provoque sur elle. « En général, j’y arrive pimpante, enthousiaste. Avec une quête, comme un personnage. Mais très souvent, je vais en sortir épuisée. Comme si cet endroit m’avait sucé de l’énergie. Comme si j’y avais laissé une partie de moi, de vitalité. » Pour représenter poétiquement le centre commercial, une image lui est vite apparue : le labyrinthe de la mythologie, avec son Minotaure auquel on doit sacrifier un tribut de chair fraîche.

Elle explique cette fatigue par la surabondance de stimulations : « Trop de musique, trop d’objets, trop de couleurs. Tout est saturé. Il y a aussi un bruit de fond, une ventilation omniprésente. Et on est soumis à toutes sortes de messages. »

Lors d’une visite au centre commercial, on est exposé en effet à des slogans publicitaires qui ne nous vendent pas seulement des produits, mais « presque une philosophie, une manière de voir l’existence. C’est un endroit qui est chargé de beaucoup de sens, je trouve. Il m’apparaît assez clairement que le centre d’achats incarne la proposition du capitalisme comme sens à l’existence. À quoi devrais-tu aspirer dans la vie, à quel type de beauté ? Tous les grands slogans des marques, si on les sort du contexte commercial, [ce sont des phrases] qu’on pourrait entendre dans un cours de yoga ou de croissance personnelle. C’est l’un des coups de génie du capitalisme ».

Septuor féminin

 

La pièce suit sept femmes, la plupart des duos de soeurs ou d’amies (un tandem père-fils a disparu en cours d’écriture) qui charrient, à travers leur magasinage, leurs souffrances : relations familiales, quête d’amour, vieillissement…

Il importait aussi à l’auteure de faire sentir la présence du monde extérieur, un environnement sur lequel déferle le vent. « Et d’une certaine façon, pour moi, c’est ce qui se passe en ce moment : les changements climatiques. Dehors, il y a de la guerre, de la violence. C’est la fin d’un monde. Le centre d’achats est un environnement contrôlé, à l’abri des intempéries, un refuge où on peut rêver. Mais c’est paradoxal, parce que le centre d’achats est un épicentre de la consommation. Et c’est notre modèle économique, social, politique qui est en train de tuer le monde… »

Emmanuelle Jimenez ne voulait surtout pas avoir l’air de mépriser les gens qui fréquentent les centres commerciaux. « Ça ne m’intéresse pas de juger mes personnages. Peut-être qu’un discours un peu social ou politique va ressortir du spectacle, mais ce n’était pas mon intention à la base. » Plutôt de proposer un regard sensible sur la trajectoire des personnages dans un lieu qui les influence.

Afin d’élever ces figures, les actrices sont d’ailleurs habillées par le designer québécois Denis Gagnon. Excusez du peu. « Pour le metteur en scène, Michel-Maxime Legault, c’était très important de faire une proposition théâtrale forte. Afin de donner de l’épaisseur aux dialogues qui sont très au ras des objets et peuvent sembler d’une banalité effrayante. Les costumes imposent une verticalité, une théâtralité aux personnages. » Une manière de rappeler qu’au-dessus du centre commercial, « il y a le ciel, la transcendance. Et en dessous de leurs pieds, les enfers, Hadès. Il s’agit donc de donner toute l’ampleur à ce qu’on peut vivre dans ce lieu. » Après tout, ces femmes ne cherchent pas seulement une pantoufle à bon prix, mais du sens à leur vie…

Le prosaïsme des conversations est également entrecoupé par des choeurs. « Lorsque le choeur apparaît, on bascule dans un niveau de langue beaucoup plus poétique, qui expose une espèce de conscience des personnages sur ce qui est en train de leur arriver. »

Année exceptionnelle

 

Emmanuelle Jimenez en est la première étonnée : elle vit une année exceptionnelle, avec quatre créations prévues d’ici le printemps 2019 : Cendres, une commande de Menka Nagrani ; Bébés, pour le Nouveau Théâtre Expérimental, dont elle partage la parentalité avec Alexis Martin. Elle sera aussi l’une des neuf plumes féminines qui contribueront au Strindberg de L’Opsis. « Souvent, un auteur est produit une fois tous les trois ou quatre ans, et c’est déjà beau. Je ne sais pas [pourquoi] tout s’est enligné cette année. »

Elle tient à rappeler la difficulté des auteurs comme elle, dépourvus de compagnie, donc de structure pour se produire. « Aujourd’hui, les théâtres, même le Théâtre d’Aujourd’hui qui est notre institution de création, n’ont [généralement] pas les moyens de produire seuls une création. Ce qui signifie qu’un auteur doit convaincre non seulement une direction artistique, mais en plus, un metteur en scène qui a une compagnie d’embarquer dans le projet, et de faire la demande de subvention… Alors c’est un double défi. »

Centre d’achats

Texte d’Emmanuelle Jimenez, mise en scène de Michel-Maxime Legault, avec Anne Casabonne, Marie Charlebois, Marie-Ginette Guay, Johanne Haberlin, Tracy Marcelin, Madeleine Péloquin et Danielle Proulx. Une création du Théâtre de La Marée Haute, en coproduction avec le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, du 13 novembre au 1er décembre.

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