«The Dragonfly of Chicoutimi»: le paradis perdu

La préoccupation pour un français en déclin dans l’océan anglophone, dans «la province de Québec», est une ligne que joue en filigrane le texte, et qui au moins en partie en motive l’écriture.
Photo: Nicola-Frank Vachon La préoccupation pour un français en déclin dans l’océan anglophone, dans «la province de Québec», est une ligne que joue en filigrane le texte, et qui au moins en partie en motive l’écriture.

Avec la langue pour thème, The Dragonfly of Chicoutimi est au coeur d’une préoccupation récurrente de la société québécoise. Mais notre façon de recevoir ce texte, plus de vingt ans après sa création, révèle peut-être des changements dans notre rapport à cette langue.

Créé en 1995 avec Jean-Louis Millette, le texte de Larry Tremblay était remonté en 2010 avec cinq comédiens pour le même rôle. Patric Saucier en revient pour sa part à une lecture plus près du monologue, avec cependant l’ajout d’une comédienne (la multi-talentueuse Sarah Villeneuve-Desjardins, dont la présence assouplit l’ensemble) au soliloque de ce Gaston Talbot, natif de Chicoutimi qui se réveille après une longue léthargie… en ne parlant que l’anglais.

La préoccupation pour un français en déclin dans l’océan anglophone, dans « la province de Québec », est une ligne que joue en filigrane le texte, et qui au moins en partie en motive l’écriture. Les phrases plus fortes, toutefois, du moins telles que nous les sentons, opposent moins français et anglais que langue vive et langue pauvre.

Ce que la mise en scène de Patric Saucier donne à ressentir passe principalement par le corps affaibli de cet homme perdu, ce Gaston Talbot auquel Jack Robitaille confère une façon un peu gâteuse, confuse. À qui s’adresse-t-il, d’ailleurs ? Le comédien donne une consistance sensible à ce personnage peu fiable, rendant vraisemblable un récit souvent décousu — et beaucoup de répliques nous perdent, il faut le dire.

Langue pauvre

 

On goûte également, bien sûr, ce mécanisme imaginé par Tremblay : ce lexique anglais sur une syntaxe française, idiome appauvri qui se rapproche de ce que le rimbaldien Alain Borer nommait l’anglobal.

Nous est-il toutefois encore possible, aujourd’hui, de penser la situation du français dans son opposition à l’anglais ? C’est une des questions qui nous restent. La pièce de Tremblay, peut-être, agirait alors comme un révélateur : on a pu se rabattre jadis sur cet autre de convenance, responsable de notre état, dans une antithèse bien connue. Cette ligne, aujourd’hui, ne semble plus crédible — le 887 de Robert Lepage allait d’une certaine façon en ce sens.

Les résonances les plus senties de la pièce logent davantage dans les dangers pour une langue de moins en moins soutenue, et qu’on souhaiterait peut-être de moins en moins défendre. Elle portraiture la déconnexion qui échoit à un homme dont la langue s’étiole et, en ce sens, les projections accompagnant la pièce offrent de riches espaces : forêt, rivière et autre nature agissent comme les rappels de ce qu’il cherche à atteindre, à nommer, quelque chose d’un paradis perdu.

Une vision prétendument réaliste voudrait que la nature soit ce qui précède le langage ; la pièce nous offre à penser qu’il en va autrement, à tout le moins qu’est résolument perdue cette nature qui aurait précédé, là où on n’existe qu’à travers une langue. Cioran le disait mieux : « On n’habite pas un pays, on habite une langue ; une patrie, c’est cela, et rien d’autre. »

The Dragonfly of Chicoutimi

Texte : Larry Tremblay. Mise en scène : Patric Saucier. Avec Jack Robitaille et Sarah Villeneuve-Desjardins. Une production de La Bordée, jusqu’au 24 novembre.

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