Dans la solitude des champs de bataille

Avec ses dimensions épique, tragique, mythologique, ses grands thèmes universels et fondamentaux, l’écriture romanesque du Français Laurent Gaudé (d’ailleurs aussi dramaturge) paraît appeler la scène. Écoutez nos défaites END, créé au Théâtre Prospero, se révèle toutefois la première adaptation théâtrale de cette oeuvre riche — mais peut-être pas si aisée à incarner.
La pièce suit la relation entre un agent des services secrets français et un ancien commando d’élite américain, dont il est chargé d’évaluer la dangerosité pour l’armée. Un jeune homme qui tient un discours maniaque, halluciné, et pourtant empreint de vérité et de questions difficles. Gaudé soulève ici une interrogation sur la guerre, sa morale, ses séquelles, vue à travers la conscience ébranlée de ceux mêmes qui l’ont faite, s’intéressant à cette part d’humanité que les « vainqueurs » ont dû sacrifier. Une réflexion enrichie par des références à de célèbres batailles, historiques ou mythiques (témoin ce récit du sacrifice d’Iphigénie, dont l’illustration sur scène est à la fois simple et forte).
Après son réussi Dans la solitude des champs de coton, le metteur en scène Roland Auzet orchestre une autre confrontation servie par un traitement sonore important. Mais surtout, ici, par un dispositif visuel, les deux personnages communiquant par Skype. L’objet qui en résulte semble parfois concilier difficilement ses différentes dimensions, entre le questionnement existentiel fécond et la partie « traque » de la situation dramatique, peu convaincante.
Entre les deux supports, scène et vidéo, on navigue aussi dans des univers parallèles, marqués par des registres de jeu distincts. Campé dans un décor d’appartement dépouillé, entre deux caméras, Gabriel Arcand sert son monologue intérieur par une interprétation grave, sobre, plutôt littéraire, qui diffuse la lassitude morale de son personnage. D’abord présent uniquement via projections sur le vaste écran, Thibault Vinçon joue une sorte de bombe à retardement, dans une incarnation physique fortement habitée, mais très frénétique.
Au final, ce dispositif technologique, qui paraît empêcher la véritable rencontre entre deux personnages censés se reconnaître, prend toutefois son sens : il met en lumière leur isolement. Surtout, cette distance — privilégiée jusqu’à une finale qui survient comme un coup de théâtre — semble illustrer une forme particulière de guerre contemporaine, à l’éthique douteuse. Ce conflit par missiles ou par drones, qui permet au « combattant » de viser une cible à des milliers de kilomètres, bien à l’abri du champ de bataille, sans quitter son pays ni sa vie quotidienne.