Théâtre en série au Festival d’Avignon

Devenu ces dernières années la mecque des spectacles au long cours et des feuilletons haletants, Avignon convie les spectateurs à de longues sagas ou à des oeuvres déployées en épisodes quotidiens. Tentative d’imiter Netflix ou retour aux fondements antiques du théâtre ? Ce qui est certain, c’est que la série théâtrale s’incruste pour de bon et attire les foules, en dépit des contraintes de production et des réticences de ceux que les formes longues terrorisent.
À la Fabrica, salle spécifiquement construite pour les grosses productions du festival, le jeune metteur en scène Julien Gosselin a ouvert l’édition 2018 avec une ambitieuse pièce inspirée de trois romans de l’Américain Don De Lillo, Joueur, Mao II et Les noms. Trois pièces de plus ou moins trois heures et demi, campées dans un même dispositif scénique modulable et dans une même tonalité dramatique, portées par une troupe de comédiens que l’on a plaisir à voir se métamorphoser.

Entre évocations de la menace terroriste et explorations d’un certain vide existentiel occidental, le metteur en scène connu au Québec pour son énergique adaptation des Particules élémentaires, de Houellebecq, nous entraîne dans les plis et replis de l’écriture de Don De Lillo, à travers une critique de plus en plus féroce de l’Amérique. Son spectacle très cinématographique, conçu selon le principe de la fabrication d’un film en direct, crée dans la durée un effet trouble de théâtralité dans le cinéma et nous engage dans une réflexion sur une société saturée d’images. Entre autres.
La divine explosion du cadre
On entre dans le théâtre à 15 h sous le cagnard provençal en s’armant de bouteilles d’eau ; on en ressort à 1 h dans le charme électrique de la nuit. Entre-temps, on aura aussi mangé une bouchée et pris un verre pendant un entracte, et on aura surtout peu à peu délié sa cravate. Dix heures de spectacle, c’est bien assez pour faire éclater le décorum d’une salle de théâtre : on s’assoit confortablement, on ne résiste pas aux moments de somnolence ou aux élans énergiques du corps, avant d’imiter la voisine de siège, avec qui on a fait un brin de causette à la pause, et qui a osé dénuder ses pieds. Les Avignonnais raffolent de ces expériences théâtrales radicales, qui font du théâtre un véritable espace de rassemblement.

« Ça permet d’abolir le rapport consumériste aux oeuvres », s’exclame l’acteur et metteur en scène Thomas Jolly, connu pour sa trilogie Henri VI qui s’allongeait sur 13 heures au festival en 2014. Rencontré dans la Cour d’honneur du Palais des papes, où il a eu l’honneur de créer Thyeste, le spectacle d’ouverture d’Avignon 2018, il se remémore sa colossale aventure shakespearienne avec force détails. « Quand le spectateur vient voir 13 heures de spectacle, il ne vient pas voir un spectacle, il vient partager un temps de vie. Au bout d’un certain nombre d’heures, les convenances disparaissent, et tout à coup le théâtre comme lieu de rassemblement et de collectif devient réalité. »
Invité cette année à orchestrer le feuilleton citoyen quotidien, qui attire chaque jour à midi une marée de spectateurs, le metteur en scène rouennais David Bobée a aussi soif de cette expérience collective. « On finit par créer des liens avec certains des spectateurs qui sont au rendez-vous chaque jour », s’enthousiasme celui que les Montréalais connaissent pour ses spectacles Cannibales, Warm et Lettres d’amour, présentés à l’Espace Go au cours des dernières saisons.

Connu comme artiste militant contre le sexisme et le racisme, il consacre ses 13 épisodes à des réflexions sur la notion de genre et sur les discriminations vécues par les personnes racisées. Inégalités hommes-femmes, invisibilisation des femmes, masculinité toxique, fragilité masculine, homophobie, transphobie, racisme d’omission : tout y passe.
« Le feuilleton quotidien à Avignon est une aventure extrêmement politique, dit-il. Se présenter devant les spectateurs avec un nouvel épisode chaque jour nous permet de décortiquer un sujet par couches successives et de vraiment creuser en profondeur. Et comme la forme est sobre et spontanée, dans ce cas-ci, il y a un véritable espace de dialogue avec les spectateurs. Chaque jour, on ajoute une pièce du puzzle et on agrandit le territoire. »
Le pouvoir de la sérialité
Quand Thomas Jolly a offert sa trilogie shakespearienne sous forme d’immense saga, les critiques n’ont pas tardé à y voir une influence télévisuelle, comparant volontiers la pièce à des séries plébiscitées comme Game of Thrones. Les similitudes sont indéniables, mais bien parce que la télévision s’inspire elle-même de Shakespeare, et pas le contraire !
Sur Netflix ou dans la Cour d’honneur du Palais des papes, le public a donc soif de sagas. Mais pourquoi maintenant ? D’où vient cette conjoncture favorable à la sérialité ? Thomas Jolly a sa petite théorie sur le sujet. « Shakespeare a écrit ses tragédies historiques à une époque baroque, à un moment où le grand récit national anglais se troublait et où le pays traversait de profondes mutations. Je pense que le théâtre ample, épique et hautement narratif qu’invente Shakespeare pour représenter cette réalité aidait à apprivoiser l’époque. »
Et c’est pareil maintenant, poursuit Thomas Jolly. « Nous vivons en tout point une époque semblable à celle-là, une époque néobaroque caractérisée par un éclatement des grandes utopies, un environnement qui se délite, un vertige technologique, la montée des populismes et l’effritement de la démocratie. Ça se traduit dans nos comportements culturels et nous redonne soif de grands récits. »
Sans compter que, dans la durée, la réflexion politique proposée par les oeuvres ne fait que s’enrichir. « Henri VI n’est pas l’histoire de deux familles qui se font la guerre pour obtenir la Couronne, ajoute Thomas Jolly. C’est l’histoire d’un peuple qui se meurt. Et ça, on le voit uniquement dans la continuité, parce que sur le long, Shakespeare développe cet effondrement sur tous les plans, à travers les rois, le peuple, les femmes, les hommes, les Français, les Anglais, les ducs. »
Voilà un propos dans lequel se reconnaîtront probablement d’autres metteurs en scène abonnés aux grandes formes, comme le Flamand Ivo Van Hove qui vient de proposer aux Montréalais sa version des tragédies historiques de Shakespeare, Kings of Wars. Bonne nouvelle : le répertoire à explorer est encore vaste, de Cromwell, de Victor Hugo, à Empereurs et Galiléens, d’Ibsen, en passant par la Bible ou le Mahabharata.