«Ce qu’on attend de moi»: le potentiel dévastateur de notre fragilité

Un spectateur choisi aléatoirement dans le public sera le seul interprète de la soirée et donnera à la pièce un peu de ses couleurs. Difficile, alors, de critiquer un objet dont les clés de lecture changent à chaque représentation. Tout comme il est délicat d’esquisser une analyse qui pourrait bousculer toute la délicatesse et la fragilité qu’il y a à saluer. Il paraît néanmoins essentiel de réfléchir à la trame de Ce qu’on attend de moi, une création à la fois théâtrale et cinématographique des metteurs en scène Philippe Cyr et Gilles Poulin-Denis.
Dans les dernières années, quelques pièces jouées à Montréal ont offert des amorces de réflexion sur le traitement de la participation des spectateurs au théâtre. Lapin blanc, Lapin rouge, de l’auteur iranien Nassim Soleimanpour, enfermait à chaque représentation un nouvel interprète dans un récit qu’il découvrait le soir même. Gob Squad’s Kitchen, du collectif européen Gob Squad, déployait quant à lui un long dispositif comique pour finalement cadrer de brefs moments d’intense innocence chez une poignée de spectateurs.
Ce qu’on attend de moi n’atteint pas tout à fait le degré de sophistication de la dramaturgie de Gob Squad’s Kitchen ni la force politique de Lapin blanc, lapin rouge. La tentative est toutefois manifeste, et son résultat se trouve peut-être à mi-chemin entre les deux propositions.
L’interprète d’un soir évolue seul dans la salle adjacente à celle des spectateurs, au gré des consignes données par les metteurs en scène dans des oreillettes. Filmé en direct, son parcours soigneusement scénographié et calculé est diffusé devant le public. Une certaine fiction tente de se déployer autour du récit d’une personne en quête de renouveau, mais elle peine à s’imposer tellement l’instant présent attire toute l’attention. Et cela ne paraît pas innocent.
Funambule, le spectacle avance sur une fine ligne entre la bienveillance envers la fragilité de l’interprète d’un soir, et une certaine « mise en problème » de sa situation d’obéissance. Car une brèche s’ouvre et le spectacle prête alors le flanc à des questions de l’ordre de la manipulation, du contrôle, de la soumission et de l’aveuglement.
Si le dispositif de la pièce commande la docilité, le geste artistique de l’équipe de création semble être un appel à une certaine rébellion. Pour preuve, la dernière consigne des metteurs en scène paraît moralement impossible à exécuter. Lundi soir, si l’interprète avait refusé de collaborer, on aurait pu assister à un véritable renouveau de sa part, puis s’effrayer du fait qu’il a tout de même été orchestré par le spectacle. Au lieu de cela, l’interprète est resté obéissant jusqu’à la toute fin. Cet épisode en dit probablement davantage sur notre attitude au théâtre que sur la nature humaine, mais il effraie tout autant.