«Trahison»: l’envers du décor

Sous nos yeux, les comédiens exécutent avec brio une suite de savoureux chassés-croisés aux résonances sociales et psychologiques, cruelles et amoureuses, intimes et politiques.
Photo: David Ospina Sous nos yeux, les comédiens exécutent avec brio une suite de savoureux chassés-croisés aux résonances sociales et psychologiques, cruelles et amoureuses, intimes et politiques.

Sobre, intelligent, sensible et diablement efficace, voilà les mots qui nous viennent en tête alors qu’on s’éloigne à regret du Rideau Vert après avoir assisté à Trahison. C’est que le spectacle de 75 minutes, orchestré par Frédéric Blanchette à partir d’un ingénieux détournement des codes du vaudeville, un texte du regretté Harold Pinter créé à Londres en 1978 — ici traduit par Maryse Warda — est en tous points admirable.

Rarement le caractère intimiste de la maison aura été respecté à ce point. D’abord parce que le modeste plateau du « théâtre de chambre » de la rue Saint-Denis est un écrin tout désigné pour accueillir les fines horlogeries de l’auteur britannique, lauréat du prix Nobel de littérature en 2005. Mais également, et peut-être même surtout, parce que la mise en scène use de cet espace exigu d’une manière tout aussi ingénieuse qu’émouvante. Pas de doute, Blanchette évolue dans l’univers de Pinter comme un poisson dans l’eau. Si bien qu’il parvient, en s’appuyant principalement sur le jeu précis des acteurs, à faire apparaître la pièce dans toute sa complexité, à traduire savamment le vertige des personnages.

Chassés-croisés

 

Habile déconstruction du canonique triangle amoureux, la partition présente les faits à rebours, c’est-à-dire en remontant le temps, de l’aveu d’infidélité jusqu’à la naissance du désir, de la révélation à la dissimulation, de la trahison accomplie aux balbutiements de la machination. Julie Le Breton est Emma, une galeriste. Steve Laplante est Robert, le mari d’Emma, un éditeur. François Létourneau est Jerry, l’amant d’Emma et le meilleur ami de Robert, un agent littéraire.

Sous nos yeux, les trois comédiens exécutent avec brio une suite de savoureux chassés-croisés aux résonances sociales et psychologiques, cruelles et amoureuses, intimes et politiques. Qu’ils concernent la littérature, le sport, le tourisme ou la famille, leurs échanges, toujours imbibés d’alcool, sont portés par un flot de non-dits, des silences lourds de récriminations, un sous-texte d’une violence aussi grande que sourde.

La représentation évoque soigneusement la fin des années 1960 et le début des années 1970. D’abord grâce aux costumes de Mérédith Caron, dont les coupes et les matières sont emblématiques de la période, puis au moyen de la musique d’Yves Morin, offrant ce parfait équilibre de légèreté et de gravité. Quant à la scénographie évolutive de Pierre-Étienne Locas, dont les surfaces et les motifs cristallisent indéniablement l’époque, il faut surtout lui reconnaître une grande ingéniosité. On se contentera de révéler que le dispositif parvient, en dévoilant l’envers du décor, à rendre un hommage senti à l’art et à l’amour, à exprimer la ferveur qu’exigent semblablement le théâtre et le couple.

Trahison

Texte : Harold Pinter. Traduction : Maryse Warda. Mise en scène : Frédéric Blanchette. Au Théâtre du Rideau Vert jusqu’au 9 juin.

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