«Le tigre bleu de l’Euphrate»: Laurent Gaudé face au mystère d’Alexandre le Grand

Pour l’écrivain français Laurent Gaudé, Alexandre le Grand n’est pas tout à fait un envahisseur typique, à la Napoléon («un personnage que je déteste»).
Photo: Guillaume Levasseur Le Devoir Pour l’écrivain français Laurent Gaudé, Alexandre le Grand n’est pas tout à fait un envahisseur typique, à la Napoléon («un personnage que je déteste»).

On connaît essentiellement l’auteur goncourisé du Soleil des Scorta grâce à ses romans. Mais c’est par la dramaturgie que Laurent Gaudé a d’abord amorcé son oeuvre. « Et je pense que je continuerai toujours à écrire du théâtre », soulignait l’écrivain lors de son passage à Montréal en mars pour rencontrer l’équipe qui porte sur scène Le tigre bleu de l’Euphrate. « L’oralité est vraiment importante pour moi. J’entends les voix quand j’écris. Et le plaisir de voir un comédien s’emparer de vos mots, c’est irremplaçable. » Il publiera d’ailleurs prochainement une nouvelle pièce,Les printemps arabes (renommé depuis Et les colosses tomberont, si on en croit le catalogue d’Actes Sud).

Et ce, même si son oeuvre romanesque a maintenant largement éclipsé son répertoire dramatique. « Il y a finalement assez peu de gens qui savent que j’écris du théâtre. Le succès des romans a un peu écrasé cet aspect de mon travail. » Depuis ce fameux prix Goncourt en 2004, il a constaté cet effet paradoxal : « À partir du moment où est arrivé le succès des romans, tout le monde s’est dit que j’avais arrêté d’écrire du théâtre. » Même des gens du milieu théâtral…

Montée par Denis Marleau au Théâtre de Quat’Sous, Le tigre bleu de l’Euphrate est toutefois une pièce qui a fait l’objet de plusieurs productions à Paris. Laurent Gaudé y donne la parole à un Alexandre le Grand agonisant. Saisi dans son dernier combat, le jeune conquérant (ici porté par Emmanuel Schwartz) s’adresse directement à la figure de la mort et porte un regard rétrospectif sur son exceptionnelle trajectoire.

La richesse du personnage fascine manifestement cet écrivain, dont l’oeuvre est nourrie par la mythologie grecque et est traversée par un souffle épique : une décennie après le monologue paru en 2002, Gaudé écrivait Pour seul cortège, un roman s’amorçant avec la mort de « cet homme trop grand pour la vie ».

« Il y a tellement de thèmes à explorer avec Alexandre le Grand que c’est difficile de tout épuiser en un texte. Et la raison fondamentale pour laquelle je reviens à lui, c’est qu’il est difficile à étiqueter. Je suis bien incapable de dire si c’est un personnage monstrueux ou sympathique, terrifiant ou magnifique. Il est tout à la fois. Surtout — mais c’est peut-être moi qui fabrique mon propre Alexandre —, je le vois comme une figure du désir. Il n’a jamais arrêté d’avoir faim. Il aurait pu se dire qu’il avait conquis tous les empires possibles à l’époque. Non, il en veut toujours plus. Son désir est un moteur permanent. »

L’image poétique du tigre bleu est une métaphore de ce désir qui propulse le Macédonien — et un écho de son monde intérieur onirique. Une force « à la fois très belle et dangereuse, parce qu’il va s’y brûler ». Cette éternelle insatisfaction, cet appétit insatiable qui le pousse à dévorer les territoires, est peut-être ce qui finit par le détruire. « On ne sait pas de quoi il est mort, à 33 ans. Mais on peut légitimement penser que l’épuisement en est l’une des causes. Il avait fait tellement en dix ans. Il se donne tout entier. »

Un conquérant singulier

 

L’auteur souligne la dimension épique de son voyage de dix années à travers ces terres désormais connues sous les noms Pakistan, Afghanistan, Iran, Irak. « Si demain, vous ou moi décidons de partir pour Kaboul, on va déjà se préparer à un voyage compliqué, difficile, avec un choc de civilisations. Lui a fait tout ça à cheval. Ça donne une idée de l’épreuve physique… Et il pensait qu’il allait peut-être atteindre le bout du monde. »

Et pour Laurent Gaudé, Alexandre le Grand n’est pas tout à fait un envahisseur typique, à la Napoléon (« un personnage que je déteste »). « Sans vouloir du tout faire la promotion d’Alexandre — qui a aussi des zones d’ombre très fortes, qui est parfois très sanguinaire, violent —, il y a un élément passionnant chez lui : au fur et à mesure qu’il avançait dans ses conquêtes, il intégrait les armées qu’il avait battues. Ce qui est totalement impensable dans le monde d’aujourd’hui. C’est une représentation très différente de ce que sont la victoire et la défaite.»

Il y a tellement de thèmes à explorer avec Alexandre le Grand que c’est difficile de tout épuiser en un texte. Et la raison fondamentale pour laquelle je reviens à lui, c’est qu’il est difficile à étiqueter. Je suis bien incapable de dire si c’est un personnage monstrueux ou sympathique, terrifiant ou magnifique. Il est tout à la fois.

Cela a d’ailleurs beaucoup déboussolé ses propres hommes, poursuit l’auteur. «Les Grecs et les Macédoniens le suivaient pour aller battre la Perse, point, mais Alexandre propose autre chose à ses troupes. C’est là où il devient un peu mystique. Au fond, on ne peut faire que des hypothèses sur ce qui l’animait. Si ça avait été uniquement la soif de pouvoir, il se serait arrêté après avoir fait tomber Babylone. Jamais personne n’avait fait ça avant lui. Mais sa quête est ailleurs. Elle est étrange, insondable. Aller à l’est, toujours plus loin. Et il a réussi à entraîner toute son armée. Ça dit probablement le charisme qu’il avait. »

Ce conquérant avide d’« embrasser les mondes inconnus », qui va jusqu’à adopter certains éléments de la culture perse, propose donc une vision « extrêmement déconcertante pour nous ». « On a tellement l’habitude de guerres binaires, où celui qui gagne impose sa volonté au perdant, que la trajectoire d’Alexandre le Grand brouille un peu les cartes. »

Le tigre bleu de l’Euphrate

Texte de Laurent Gaudé, mise en scène de Denis Marleau, collaboration artistique et conception vidéo de Stéphanie Jasmin, coproduction du Théâtre de Quat’Sous et de UBU présentée au théâtre de Quat’Sous du 17 avril au 26 mai.

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