Alice Pascual dans la paranoïa des tueries dans les écoles

Craignant pour la sécurité de ses élèves, une enseignante du primaire apporte une arme à l’école. La prémisse de Madame Catherine prépare sa classe de troisième à l’irrémédiable évoque étrangement un souhait saugrenu formulé par le président Donald Trump après la tragédie de Parkland. C’est dire combien l’actualité s’est immiscée dans la pièce solo que s’apprête à défendre Alice Pascual.
« Chaque fois que j’entends parler d’une nouvelle tuerie, ça mebouleverse, confie la comédienne. J’ai l’impression d’avoir une responsabilité immense tout d’un coup et j’ai peur de mal faire. » Elle décrit cette pression particulière, qui va au-delà d’une angoisse de performance, de porter une pièce qui est partie prenante d’un « débat social très important ».
« Ça ressemble un peu à ce que j’ai pu vivre quand j’ai joué Fredy. On était au milieu de forces qui dépassaient la culture. Cette rencontre entre le réel et le théâtre nous oblige, en tant qu’interprètes, à être beaucoup plus conscients de ce qu’on fait, des enjeux dans lesquels on s’inscrit. On devient un révélateur, et le prisme potentiel de réflexions profondes. » Alice Pascual s’est d’ailleurs retirée de la pièce documentaire sur Fredy Villanueva, reprise ces jours-ci à l’Usine C. À cause d’un conflit d’horaire, certes, mais aussi à cause d’un « petit malaise » : elle ne se sentait pas assez forte pour s’opposer à la famille, qui s’est dissociée du spectacle.
Forces fondamentales
Écrite par Elena Belyea, une jeune auteure albertaine issue de l’École nationale de théâtre en 2016, présentée d’abord en anglais à travers le Canada, Madame Catherine… est toutefois une oeuvre de fiction. Et au départ, ce qui avait bouleversé l’actrice dans cette pièce explorant la paranoïa, c’était « la vérité et la profondeur » de la protagoniste. Son humanité. « Je veux dire par là cette contradiction qu’il y a en chacun de nous entre le désir d’aimer et la peur d’aimer, deux forces fondamentales. Elle les aime, ses élèves ! Et elle a peur qu’ils meurent. Mais cette peur prend tellement le dessus qu’elle finit par devenir elle-même ce qu’elle craint. »
Traumatisée par le massacre de bambins à Sandy Hook en 2012, obsédée par ce qu’elle juge être une sécurité inadéquate, Madame Catherine décide de préparer ses écoliers à une éventuelle fusillade. Dans son explicite leçon de survie, elle va employer toutes sortes de moyens pour accrocher ses petits. « Chaque scène est presque dans un style de théâtre différent : il y a du jeu masqué, de la marionnette, du théâtre participatif, du rap, du jeu vrai, intime… C’est une montagne russe d’émotions. »
L’enseignante va aller très loin dans sa démonstration. Jusqu’à incarner certains tueurs de masse, dont Marc Lépine. « C’est voulu que la pièce provoque parfois un malaise. Cela permet ensuite d’accéder à la profondeur du drame de cette femme, qui, toute seule, donne des coups d’épée dans l’eau. Un peu comme un Don Quichotte. » Peu à peu émerge le portrait complexe d’un être bien intentionné mais troublé. « C’est pourquoi c’est un très bon texte : il n’est pas binaire. »
La comédie noire joue aussi sur le décalage entre la gravité de la matière, avec ses infos glaçantes tirées du réel, et les stratégies ciblant un auditoire enfant. « L’humour provient de sa maladresse dans ses tentatives pour aborder un sujet difficile, estime Alice Pascual. C’est une prof pétillante, un peu clownesque. Elle est toujours en train de se réajuster selon les réactions de ses élèves à sa leçon. Elle veut être comprise. »
« Il va être très drôle de voir la comédienne essayer de se sortir des situations gênantes dans lesquelles elle se met, ajoute-t-elle en riant. Je suis à la merci du public. »
Leçon particulière
Jouée dans la Salle intime du théâtre Prospero, qui crée une grande proximité (45 places !), la pièce exige en effet que l’interprète installe un fort lien de confiance avec son auditoire. Alice Pascual devra être prête à réagir aux réponses des spectateurs, qui tiendront le rôle des élèves. Ceux assis dans les deux premières rangées se verront même attribuer des étiquettes arborant le prénom d’écoliers.
« Il y a plein de petits outils dans la pièce qui me permettent d’établir un contact avec les gens, et de leur faire comprendre à quel niveau ça va se passer entre nous. C’est aussi ce que j’ai trouvé extrêmement intéressant dans cette aventure : de repousser un peu plus loin le pacte qu’on a avec le public au théâtre. Ici, je lui serre presque la main pour lui dire : on est en train de jouer ensemble à un jeu. Donc, la limite entre le personnage et Alice Pascual est toute petite. C’est exaltant pour moi, parce que c’est flirter avec les limites de la fiction. C’est épeurant ! Mais je suis convaincue que c’est nécessaire que j’aie un peu peur. C’est là, je pense, que loge la clé du succès dans cette pièce : il faut que je m’abandonne à cette relation avec les spectateurs. Ainsi, il va vraiment se passer quelque chose d’irremplaçable pour eux. Ils vont se sentir pleinement participants. C’est ce qu’on veut toujours au théâtre. »
À l’école du solo
Alice Pascual n’est pas étrangère au vertige du monologue. Cette douée comédienne, dont la carrière télévisuelle est en plein essor (Trop, Prémonitions, O’), enfile depuis neuf ans une belle myriade de rôles sur scène. Et ses prestations en solitaire dans Terminus à La Licorne et au sein du J’accuse d’Annick Lefebvre furent une bonne école. « Le solo m’a appris l’importance de l’adresse au théâtre. Même lorsqu’on [a des partenaires], on ne peut jamais, comme comédien, faire abstraction du public. »
Elle les aime, ses élèves ! Et elle a peur qu’ils meurent. Mais cette peur prend tellement le dessus qu’elle finit par devenir elle-même ce qu’elle craint.
Elle a pris conscience de la situation qui, par-delà la fiction, se déroule au présent dans une salle, entre un interprète et le spectateur, et appris à affronter cette réalité « indestructible » de la représentation. « Quand je jouais J’accuse, les premières fois, j’étais terrorisée… Puis je me suis dit que j’allais simplement parler aux gens qui étaient là, au Théâtre d’Aujourd’hui. Quand on arrive à ce niveau de présence, ça crée un moment avec le public. »
En attendant de s’engager encore davantage dans la création (elle nourrit des aspirations d’écriture et de mise en scène, une pratique qu’elle exerce déjà au Conservatoire d’art dramatique), l’interprète de Madame Catherine a donc apprivoisé ses propres frayeurs. « J’ai moins peur. Ou peut-être, plus justement, j’ai moins peur d’avoir peur. C’est devenu très concret, pour moi, jouer. Quelque chose de l’ordre de l’action. Et l’action, c’est le remède à l’angoisse. »