Alix Dufresne et Gabrielle Lessard, de la page à la scène

Pour donner voix et corps au parcours initiatique de Catherine, 14 ans, dans les rues et les bois du Chicoutimi des années 1980, Alix Dufresne a choisi d’offrir la scène à 11 jeunes femmes sélectionnées au terme d’un vaste processus d’audition.
Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir Pour donner voix et corps au parcours initiatique de Catherine, 14 ans, dans les rues et les bois du Chicoutimi des années 1980, Alix Dufresne a choisi d’offrir la scène à 11 jeunes femmes sélectionnées au terme d’un vaste processus d’audition.

Les jeunes romancières québécoises seraient-elles l’avenir de notre théâtre ? L’adaptation de leurs oeuvres permet non seulement de faire retentir sur nos scènes de percutantes paroles de femmes, mais aussi d’enrichir le paysage de nouvelles visions, de nouvelles formes et de nouveaux enjeux, et peut-être même d’amoindrir le sentiment de formatage qui se dégage parfois de notre dramaturgie.

Après Nicolas Gendron, qui a porté à la scène Et au pire, on se mariera de Sophie Bienvenu, et Brigitte Haentjens, qui a mis en lecture La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, sans oublier Marie Brassard, dont le spectacle inspiré des écrits de Nelly Arcan, La fureur de ce que je pense, n’a pas fini sa course, voilà qu’Alix Dufresne se mesure à La déesse des mouches à feu de Geneviève Pettersen au Quat’Sous, et Gabrielle Lessard à Déterrer les os de Fanie Demeule à la salle Jean-Claude Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.

Les soubresauts de l’adolescence

Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir Le trio penseur derrière «La déesse des mouches à feu» au Quat'Sous: Alix Dufresne, Genevieve Pettersen et Patrice Dubois.

Ce n’est nulle autre que Gabrielle Lessard, passionnée par le roman québécois contemporain, qui a suggéré à son amie de lire La déesse des mouches à feu de Geneviève Pettersen, un livre publié au Quartanier en 2014. « J’ai été bouleversée par la voix de la narratrice, explique Alix Dufresne, par sa manière de nommer les soubresauts de l’adolescence. » Quelques mois plus tard, Patrice Dubois, du Théâtre PÀP, lui propose de porter le roman à la scène en collaboration avec lui et l’auteure.

Pour donner voix et corps au parcours initiatique de Catherine, 14 ans, dans les rues et les bois du Chicoutimi des années 1980, à ses démêlés souvent brutaux avec l’amour, le suicide, la drogue et le divorce de ses parents, des aventures baignées de musique rock et de films d’horreur, Dufresne a choisi d’offrir la scène à 11 jeunes femmes sélectionnées au terme d’un vaste processus d’audition : « On ne peut pas imiter l’adolescence, lance la metteuse en scène. Pour transposer cette matière, son authenticité, son caractère intime, son essence, qui transcende selon moi le territoire et l’époque, il fallait faire appel à un groupe d’adolescentes. Je veux que le spectateur ressente dans son corps une inquiétude, un malaise et en même temps une fascination pour le monde de l’adolescence, qu’il en perçoive à la fois la dimension éminemment hormonale et l’indéniable intelligence, cette extraordinaire pulsion de vie. »

Ainsi, au fur et à mesure des répétitions, un processus pas banal, suite de discussions et d’improvisations où fusèrent les rires et les larmes, Pettersen a adapté elle-même son roman pour les 11 apprenties comédiennes. « Ce qui s’impose, explique Dufresne, c’est la manière dont les filles se sont approprié le livre, les morceaux sur lesquels elles ont jeté leur dévolu et le regard qu’elles posent sur ceux-ci. Au fond, c’est un moyen pour elles de se comprendre et de comprendre le monde dans lequel elles vivent. »

Engrenage implacable

Photo: Catherine Legault Le Devoir Les metteuses en scène Alix Dufresne et Gabrielle Lessard

Dès la première lecture, Gabrielle Lessard a été happée par le roman de Fanie Demeule, publié chez Hamac en 2016. Tout au début de la vingtaine, la narratrice de Déterrer les os s’exprime dans une langue précise, incisive, qui témoigne d’un contrôle comparable à celui qu’elle exerce sur son quotidien. « C’est un engrenage implacable, estime la metteuse en scène, parce que poétique, mystérieux, contenu, maîtrisé, bien loin de ce à quoi la plupart des récits sur l’anorexie nous ont habitués. En fait, la narratrice arrive tellement bien à nous faire voir les choses de son point de vue, à nous les faire ressentir, que cela en est troublant. On ne pense jamais à la juger. Même que parfois, on comprend sa démarche, on admire son courage. »

Le roman de Fanie Demeule est né dans un contexte universitaire, plus précisément en accompagnement d’un mémoire de maîtrise sur la guérison par l’autofiction, où il est notamment question des oeuvres d’Amélie Nothomb et de Geneviève Brisac. « C’est après avoir lu le mémoire de Fanie, explique la metteuse en scène, que j’ai été convaincue d’adapter son roman. L’angle le plus intéressant, à mon avis, c’est la façon dont l’écriture joue un rôle fondamental dans la survie du personnage, dans sa prise en main. » Histoire d’une libération, certes, Déterrer les os est également une apologie du contrôle et une glorification de l’image. « C’est pourquoi, précise Lessard, le spectacle va faire valoir tous les aspects du parcours. La narratrice est une guerrière, indéniablement, mais c’est aussi une victime, au sens où elle retourne sa violence contre elle. »

Pas question pour la créatrice de reproduire le roman tel quel sur scène : « Je souhaitais humblement l’enrichir de mon point de vue, de ma lecture, apporter un regard critique. Heureusement, Fanie était prête à ça depuis le départ. Elle m’a donné carte blanche. Je me suis approprié l’oeuvre — en faisant quelques condensations de personnages, quelques modifications temporelles, puis en intégrant un passage du Moderato cantabile de Duras —, mais toujours dans le respect du travail rigoureux et sensible accompli par Fanie. »

Alors que Charlotte Aubin campera le rôle principal, dans « une performance que l’héroïne orchestre elle-même pour un public dont elle est tout à fait consciente de la présence », l’amoureux sera interprété par Jérémie Francoeur. « Dès la première page, explique Lessard, la narratrice s’adresse à un garçon, un être à conquérir, mais qui est peut-être aussi déjà dans sa vie, qui restera en filigrane de tout le récit, mais qui y joue un rôle crucial. C’est pour ça que j’ai souhaité qu’il existe sur scène, parce qu’il est selon moi à ses côtés pendant toute la rédaction du livre, qu’il agit comme un ancrage au réel. »

Littérature et adolescence

Abordant la sexualité, l’amour et l’amitié, mais aussi la drogue et la nourriture, les romans de Pettersen et Demeule transposent, subliment et exorcisent les quêtes des adolescentes et des jeunes adultes, un rôle essentiel qui est à la fois artistique et social. « Pendant mon adolescence, révèle Gabrielle Lessard, les livres étaient des bouées, des amis. C’est là que je trouvais des réponses à mes questions existentielles. Je me souviens à quel point la lecture de L’avalée des avalés de Réjean Ducharme m’avait rassurée. » Selon Alix Dufresne, la littérature est « une façon de se comprendre et de s’expliquer le monde » : « Très tôt, grâce à des auteurs qui arrivaient à traduire l’expérience humaine dans une forme à laquelle je m’attachais parce qu’elle dévoilait et élucidait ce que je ressentais, les bouquins ont été pour moi un refuge précieux, une échappatoire en même temps qu’une manière de me retrouver. »

La déesse des mouches à feu / Déterrer les os

Texte : Geneviève Pettersen, d’après son roman. Mise en scène : Alix Dufresne et Patrice Dubois. Une production du Théâtre PÀP. Au Théâtre de Quat’Sous du 5 au 30 mars. / Texte : Fanie Demeule. Adaptation du roman et mise en scène : Gabrielle Lessard. À la salle Jean-Claude Germain du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 17 avril au 5 mai.



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