Quand Marie-Thérèse Fortin réenchante Gabrielle Roy

Ce n’est un secret pour personne : les oeuvres des grandes écrivaines québécoises et canadiennes sont très rarement adaptées sur nos scènes et nos écrans. Tout en se réjouissant que le monde entier soit en train de découvrir ou de redécouvrir le talent de Margaret Atwood grâce aux téléséries inspirées de La servante écarlate et de Captive, on s’explique mal que le nom de Gabrielle Roy, mais aussi ceux de Laure Conan, Germaine Guèvremont, Françoise Loranger, Anne Hébert, Madeleine Ouellette-Michalska, Marie-Claire Blais, France Théoret, Nicole Brossard ou Suzanne Jacob, par exemple, n’apparaissent pas plus souvent sur les marquises de nos théâtres.
« Je m’étonne de voir à quel point on s’extasie rapidement devant des oeuvres littéraires contemporaines venues d’ailleurs, avoue Marie-Thérèse Fortin, de quelle manière on s’emballe pour leur extrême modernité, tout ça sans avoir nécessairement pris le temps de lire ce qui a été publié de notable au Québec depuis les années 1960, à commencer par les écrits des femmes. Alors que certains pourraient voir dans la prose de Gabrielle Roy quelque chose de vintage, je perçois au contraire dans cette plume au souffle unique beaucoup d’avant-gardisme. »
Un lent processus

Ce n’est pas d’hier que la comédienne rêve d’offrir la scène aux riches et émouvants souvenirs de l’écrivaine Gabrielle Roy. Après une première lecture publique à la Quinzaine internationale du théâtre de Québec (l’ancêtre du Carrefour) dans les années 1990, puis une seconde, chaleureusement accueillie, notamment au Festival international de la littérature à Montréal en 2009, voilà que la comédienne s’apprête à monter sur le grand plateau du TNM pour défendre La détresse et l’enchantement, un spectacle solo mis en scène par Olivier Kemeid.
C’est pour ainsi dire depuis sa parution chez Boréal en 1984, soit un an après la mort de l’auteure née en 1909, que l’autobiographie, qui retrace les années de formation de Gabrielle Roy, depuis son enfance manitobaine jusqu’à son retour d’Europe à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, c’est-à-dire trois ou quatre ans avant qu’elle commence à écrire Bonheur d’occasion, accompagne Marie-Thérèse Fortin.

« Depuis ma première lecture, qui m’avait happée, je ne cesse d’être bouleversée par ce récit, par ce destin exceptionnel, mais aussi, et peut-être même surtout, par la manière unique qu’elle a de mettre sa vie en mots, avec un humanisme saisissant, une poésie délectable, en posant sur des choses toutes simples un regard d’une profondeur inouïe. Elle aborde avec beaucoup d’acuité la réalité souvent pénible des francophones en Amérique du Nord, elle décrit le sort de la femme et celui de l’artiste dans une société étouffante. C’est d’autant plus magnifique que c’est à la fois le récit d’un affranchissement et celui d’une réconciliation avec les origines. »
Au fil des ans, Marie-Thérèse Fortin a plusieurs fois ressorti son montage (et non son adaptation, tient-elle à préciser) de La détresse et l’enchantement, toujours pour le peaufiner, faire des ajouts et des suppressions, en somme pour en accroître la cohérence. « À une certaine époque, explique-t-elle, j’ai même caressé le rêve d’en faire une télésérie, mais sans trouver les appuis nécessaires. En 1997, après avoir lu Le temps qui m’a manqué, les 60 premières pages de ce qui aurait été le deuxième tome des mémoires de Gabrielle Roy, j’ai décidé d’en intégrer de brefs passages, notamment à propos du deuil de sa mère, morte en son absence au début de l’été 1943. Il y a aussi des extraits de Ces enfants de ma vie (1977) et de La route d’Altamont(1966). Si le processus a été long, ma passion pour l’oeuvre ne s’est jamais démentie. Je pense avoir aujourd’hui tout ce qu’il faut de recul, de maturité et d’expérience pour incarner cette femme, pour porter sa parole. »
Une écrivaine en devenir
Après tout ce travail, Marie-Thérèse Fortin estime qu’elle et Olivier Kemeid ont trouvé la structure qui convient. « Nous en sommes à la septième version, explique-t-elle. Cette fois, j’ai le sentiment que nous avons mis le doigt sur l’essentiel, que nous avons choisi le bon axe, celui qui donne accès à ce que j’appellerais une théâtralité de l’intime. Des quelque 500 pages, nous avons conservé ce qui concerne spécifiquement Gabrielle et sa mère Mélina, et par conséquent rejeté tout ce qui portait sur le reste du clan. Je me suis franchement collée à cette figure, à son cheminement, de l’enfant qui comprend d’où elle vient, son histoire familiale, ses racines, puis qui ressent un engouement pour le théâtre, une fascination pour les mots et une passion pour l’enseignement, jusqu’à son départ pour l’Europe, où elle découvrira sa voie, son véritable appel, celui de la littérature. Au fond, ce n’est ni plus ni moins que le parcours d’une écrivaine en devenir. »
Depuis ma première lecture, qui m’avait happée, je ne cesse d’être bouleversée par ce récit, par ce destin exceptionnel, mais aussi, et peut-être même surtout, par la manière unique qu’elle a de mettre sa vie en mots
Quand il s’est agi de trouver comment représenter sur scène cette pensée en mouvement, cette suite de réminiscences, autrement dit de donner une spatialité concrète à ce théâtre intérieur, les créateurs ont choisi le lieu de l’écriture : Petite-Rivière-Saint-François, dans la région de Charlevoix. « C’est là que Gabrielle a rédigé La détresse et l’enchantement, explique Marie-Thérèse Fortin. Sur place, Olivier et moi avons découvert les déclencheurs de son écriture, à commencer par la nature, le territoire, le fleuve, mais aussi les rails du chemin de fer, en somme un endroit propice à la remontée des souvenirs. »
Pour le spectacle, poursuit-elle, « nous avons donc imaginé que l’auteure, juste avant d’en venir à l’écriture comme telle, procède, depuis les battures du Saint-Laurent, à un premier récit sous forme orale, autrement dit qu’elle relate les événements, raconte sa quête et rend hommage aux siens en misant sur son talent de comédienne et son indéniable sens de la chute ».
Extrait de la scène 3: les études (Shakespeare)
(1924- 15 ans)Notre inspecteur ne riait pourtant pas. Il paraissait ému. Comprenait-t-il quelque chose à cette scène aussi étrange pour le moins que celle des sorcières sur la lande? Avait-il quelque sentiment de ce que c’était que d’être une petite Canadienne française en ce temps-là au Manitoba, et éprouva-t-il, à cette heure, de la compassion pour nous et même peut-être une secrète admiration?
— Why do you love Shakespeare so, young lady?
— Because he is the greatest.
— And why is he the greatest?
— Because he knows all about the human soul.
Il prit congé de la classe, accompagné par notre maîtresse à qui il donnait des « Madame…, dear Madame… ». Notre maîtresse rayonnait. Je crus saisir quelques mots qui pouvaient me concerner: « brilliant young lady…will go far… ».
Ah, pour aller loin, j’y étais bien décidée. Mais où était le loin?
Cette enfant que je fus m’est aussi étrangère que j’aurais pu l’être à ses yeux, si seulement ce soir-là, à l’orée de la vie comme on dit, elle avait pu m’apercevoir telle que je suis aujourd’hui. De la naissance à la mort, de la mort à la naissance, nous ne cessons, par le souvenir, par le rêve, d’aller comme l’un vers l’autre, à notre propre rencontre, alors que croît entre nous la distance.