«Les Marguerite(s)»: toutes les écrivaines s’appellent Marguerite

Les femmes qui écrivent vivent dangereusement, pour reprendre un célèbre titre de livre. Le destin de Marguerite Porete en fait foi, elle qui devint, en 1310 à Paris, « l’un des premiers auteurs répertoriés à être brûlé spécifiquement pour son livre », Le miroir des âmes simples et anéanties. Un traité (l’ancêtre de l’essai) de spiritualité où cette intellectuelle établissait un « rapport très direct » avec la question divine. « En fait, je pense que ce qui lui fut reproché, c’est de se mêler de théologie », résume Stéphanie Jasmin, interviewée dans un Espace Go encore en chantier, qui s’apprête à rouvrir avec sa pièce, Les Marguerite(s). « Le débat se faisait entre hommes à l’université. Elle n’est pas restée à sa place. Les mystiques qui avaient des visions, à la limite on les tolérait, parce qu’on se disait qu’elles impressionneraient les chrétiens. Mais elle réfléchissait, alors c’était plus menaçant. »
Curieusement, la première pièce qu’a signée la codirectrice du Théâtre UBU (Ombres, il y a déjà treize ans) traitait aussi de personnages punis pour leur écriture. « Je m’en suis rendu compte après, c’est fou. Ça me touche beaucoup comment les mots peuvent devenir dangereux, comment l’intimité d’un artiste peut menacer le pouvoir politique. » Une illustration en même temps de la force du langage.
Incarner le silence
Cette femme d’images, qui comme souvent signe aussi ici la création vidéo et la co-mise en scène avec Denis Marleau, a pourtant un rapport naturel avec l’écriture. Mais elle ne se considère pas comme une auteure professionnelle et ne l’approche pas de la même perspective. « Dès que j’ai commencé cette pièce, je voyais déjà la structure scénique. J’ai besoin de tout de suite imaginer une forme afin d’y inscrire l’écriture. »
Et Stéphanie Jasmin a été captivée par le défi que posait le livre de Marguerite Porete, une oeuvre difficilement appréhendable aujourd’hui. Et comment parler d’une auteure dont on ne sait presque rien, sinon par les actes d’un procès durant lequel elle est restée coite face à ses juges ? Une présence mutique qui sera incarnée ici par une danseuse, la grande Louise Lecavalier. « Pour moi, ce silence est l’accès le plus intime à Marguerite Porete elle-même dans le spectacle. Et c’est le corps qui le fait parler, comme si on voyait les mouvements [intérieurs] de l’âme. »
La seconde partie de cette pièce triptyque tracera un portrait en creux, en éclats de miroir, « comme un dessin cubiste », à travers les témoignages de cinq personnages historiques, qui évoquent leurs liens réels ou imaginés avec l’écrivaine martyre. Fruit non prémédité des recherches de la dramaturge, ces femmes ont toutes fini par se prénommer Marguerite : de Navarre, d’York, de Constantinople, d’Oingt. Jusqu’à Duras, l’écrivaine qui fait ici référence à un « crime d’écrire » expié par un autodafé auto-infligé. « Durant plusieurs années, elle brûlait systématiquement ses manuscrits, comme si elle n’assumait pas cette position d’écrire », explique Jasmin. « Ce qui m’est apparu inspirant, c’est la filiation qui résonnait entre ces femmes-là. C’est vraiment des miroirs. Et elles parlent aussi de leur propre condition, de leurs préoccupations de créatrice ou de femme. »
Outre cette transmission des mots d’une femme à l’autre, le fil conducteur de la pièce loge dans le « rapport à la création et le rapport au corps, puisqu’ils semblent indissociables », résume l’auteure, citant le conflit incarné par Nelly Arcan — figure allusive dans le texte.
Doublé d’actrices
Le dernier tableau donne la parole à une jeune fille (Sophie Desmarais), tombée par hasard sur le traité spirituel de Marguerite Porete, qui provoque en elle une interrogation sur le vide intérieur. Sur ce qui a remplacé Dieu dans la quête d’absolu. Selon Stéphanie Jasmin, il fallait un point de vue contemporain sur le livre, un objet désormais si « étrange ». « Même, la question de la spiritualité devient presque gênante, parce qu’on ne veut pas l’associer à la religion. La religion, en ce moment, on [l’assimile] à l’extrémisme, l’aliénation. Mais la spiritualité traverse toute l’histoire de l’art. » Pour la dramaturge elle-même, le rapport au sacré passe d’ailleurs par la création, pas par le religieux.
C’est pourquoi la pièce a lieu dans un atelier d’artiste. L’interprète de la seconde partie donnera naissance aux différentes Marguerite grâce à la fabuleuse technologie du personnage vidéo développée par Ubu depuis Les aveugles. « Sauf que là, le tournage se fait en direct. C’est comme une petite fabrique de personnages. Comme si un peintre créait un portrait, puis se reculait pour le regarder. Il y a presque une dissociation du corps et de la tête pensante. Et ça crée un rapport un peu nouveau au jeu. »
Et parce que cette démarche technique est « très particulière », qu’on ne peut simplement remplacer l’interprète dans une éventuelle tournée, la production a recours à deux actrices en alternance, Céline Bonnier et Évelyne Rompré. « Et ça s’est avéré finalement très intéressant. Les deux ont une façon différente d’aborder le texte. » Ce dédoublement permet aussi aux comédiennes qui, à cause de l’appareillage qu’elles portent, « jouent presque à l’aveugle », de voir l’effet qu’elles produisent, en assistant à la répétition de l’autre. Un effet miroir supplémentaire…