L'empereur mis à nu

Justice sociale, revendications syndicales, arrogance du pouvoir politique, brutalité policière, courage: voilà autant d'éléments qui composent la trame de fond d'un des drames historiques les plus percutants du répertoire québécois. Place à Charbonneau et le Chef.
Marcel Sabourin et Michel Dumont en salivent presque; à moins d'une semaine de la première de Charbonneau et le Chef, ils en sont à enfiler les derniers petits bouts de personnage qui leur échappent encore. Dès mardi, ils incarneront deux hommes qui ont marqué l'histoire du Québec: Maurice Duplessis, dit le Cheuf, et Joseph Charbonneau, archevêque de Montréal. Au milieu du siècle dernier, en 1949 du côté d'Asbestos, ils ont incarné, le temps d'un conflit, les deux tendances qui déchiraient le Québec de l'époque: la justice sociale et le paternalisme politique totalitaire.Pendant plus d'une heure, la conversation a roulé entre Dumont et Sabourin — respectivement Charbonneau et Duplessis — sur la passion de faire ce métier de fou et sur cette véritable fracture, aussi bien sociale que politique, que fut la grève de l'amiante. Fracture aussi parce que le Québec n'allait plus jamais être le même et que dans cette histoire, pour une fois, ce sont bien les perdants qui furent les gagnants.À la limite de l'élastique
Évidemment, avec ces deux complices qui se délectent des mots comme d'autres mâchent de la gomme, il était inévitable qu'une série de personnages apparaissent tour à tour, comme des hologrammes en 3D, vivants, au beau milieu de la table. Celui de Duplessis, d'abord, «l'odieux Duplessis d'Asbestos, le tyran!», postillonnera Sabourin. Charbonneau aussi, l'archevêque de Montréal sacrifié par Rome, «celui que ses colères légendaires et son sens de la justice sociale n'ont pas réussi à sauver», comme dira Dumont. Et bien sûr le visage de Jean Duceppe, le seul comédien à avoir joué le rôle de Duplessis dans cette pièce de John Thomas McDonnough, qu'il a créée en 1971, au Trident, puis à Montréal en 1973, avant de la reprendre «chez lui» en 1985, au théâtre Jean-Duceppe, quelques années avant sa mort (survenue en 1990). Des personnages énormes. Des monuments.
Justement, on se sent comment quand on enfile le personnage d'un monument, celui du Cheuf ou du premier personnage public qui ait osé lui résister? On s'y prend comment quand on a le poids de l'histoire qui pend au bout de la mémoire d'un peu tout le monde?
C'est Michel Dumont qui se lance. «Au début, on a un peu de misère à vivre dans la peau du personnage puisqu'il a déjà pris tellement de place ici même dans notre histoire. On se sent un peu comme dans un corset. Surtout que Claude [Maher, le metteur en scène du spectacle] nous a abreuvés de documents historiques de toutes sortes pour que nous sentions bien l'époque et que nous saisissions l'importance de ce qui s'est passé à ce moment-là.» Il faut souligner ici que la compagnie Jean Duceppe présente d'ailleurs, avec le Musée de Thetford Mines, une importante quantité de photos, d'articles de journaux et d'artefacts sur la fameuse grève qui a mis le feu aux poudres de ce qui allait mener à la Révolution tranquille. Les spectateurs pourront voir tout cela dans le hall du théâtre Maisonneuve. Mais Dumont enchaîne.
«Peu à peu, j'en suis venu à me dire que personne ne savait vraiment comment était Charbonneau, comment il marchait, bougeait... bref, que je ne pouvais imiter Charbonneau. Et donc, que je ne pouvais que m'en remettre à mon instinct de comédien. Que je ne pouvais que jouer le texte en ressentant de l'intérieur ce personnage colérique affublé d'un sens de la justice sociale peu commun.»
Marcel Sabourin poursuit dans le même sens. «Évidemment, il n'était pas question pour moi de refaire le Duplessis de Jean Duceppe,
même si j'ai tout de suite eu l'impression d'avoir à chausser des 14 en acceptant le rôle! Et de la même façon, je ne pouvais pas non plus me mettre à caricaturer les tics de Duplessis. Par contre, jouer Duplessis, c'est intéressant pour un comédien de ma génération. C'est un personnage immense, mythique et paradoxal, même si dans le texte de McDonough on ne perçoit que le côté absolument odieux qu'il a montré durant l'épisode de la grève de l'amiante. Pas question de nuances ici, de circonstances atténuantes, comme dans l'interprétation magistrale qu'en avait donnée Jean Lapointe dans la série télévisée que tout le monde a vue. Le Duplessis de Charbonneau et le Chef, c'est un être à la limite de l'élastique démocratique. C'est un dictateur qui agit à la limite de la légalité. Un frein à l'histoire avec un grand H.»
Deux beaux personnages de théâtre, quoi.
Avant-gardiste
Rappelons que la pièce de McDonough se situe au moment même de la fameuse «grève de l'amiante». Dans le conflit qui oppose les mineurs à la Canadian Johns Manville, la montée de l'injustice sociale est criante: les conditions de travail sont affreuses, les salaires, ridicules par rapport aux risques encourus. Duplessis vient de retirer l'accréditation au syndicat des mineurs et se lance à la poursuite des «communisses». C'est le vieux moule politico-paternaliste qui éclate brutalement à Asbestos.
Les positions sont fortement campées: d'un côté, les grévistes occupent la ville et dressent des barricades; de l'autre, la compagnie a engagé plus de 700 briseurs de grève et menace les mineurs de les évincer de leurs maisons. L'affrontement dure 140 jours et partout des gens prennent parti, comme monseigneur Joseph Charbonneau qui appuie les grévistes et organise même une collecte de fonds pour leur venir en aide. Entre les deux blocs, 200 policiers casqués se mettront le 5 mai 1949 à jouer allègrement de la matraque tout en lançant des gaz lacrymogènes et en faisant preuve d'une brutalité inqualifiable. Les grévistes qui leur tombent sous la patte seront sauvagement battus. Il y aura mort d'homme.
«Charbonneau était un précurseur, explique Michel Dumont, une sorte d'avant-gardiste imbu de justice sociale, et ce sont les pressions de Duplessis jusqu'à Rome qui vont finalement le forcer à démissionner. Comme personnage, il ressemble un peu à McDonnough, qui était dominicain avant d'accrocher sa soutane puis de se marier. Et Duplessis, un roi qui gouverne un peuple qui ne dit rien, le verra se dresser devant lui, symbole d'une vague de fond qu'il n'a jamais vue venir et qu'il ne pourra plus réprimer. L'affrontement sera violent.»
Pour rendre cette atmosphère de violence qui a caractérisé le conflit, Claude Maher s'est entouré de 27 comédiens qu'il dirige, selon Michel Dumont, comme un orchestre symphonique avec des duos, des choeurs, des mouvements d'ensemble et des masques. Les rôles des policiers et des grévistes seront joués par les mêmes comédiens changeant de masques selon l'occasion dans des mouvements de foule orchestrés au quart de tour.
Ce rendez-vous avec des personnages qui ont amorcé la construction du Québec d'aujourd'hui prend l'affiche du théâtre Jean-Duceppe le mardi 14 avril.