Premier tango à Paris

Allégresse. Ce mot peu employé revient souvient dans la bouche de Florent Siaud lorsqu’il parle de Nina, c’est autre chose. Après avoir exploré avec sa compagnie les univers plutôt sombres des Heiner Müller et Sarah Kane, le metteur en scène s’offre un lumineux intermède « théâtro-musical ».
D’abord créé en France, ce spectacle qui décrit une cohabitation entre personnages foncièrement différents réunit une équipe elle-même issue de divers pays francophones, dont des acteurs québécois (Éric Bernier et Renaud Lacelle-Bourdon) et une comédienne du Luxembourg (Eugénie Anselin), où la pièce jouera d’ailleurs en décembre. Ce brassage de référents et de formations hétérogènes permettait de déjouer les habitudes dans les conceptions du jeu. Et créait une surprise constante en répétitions.
Une création sous le signe de l’étonnement (autre terme qui revient souvent durant l’entrevue), donc. À commencer par le choix de la pièce méconnue du Français Michel Vinaver, datant de 1976. « Je suis conscient que c’est un texte qui va à contre-courant. Un ovni poétique dans un flux dominé par des questionnements très politisés. »
Lui-même aborde souvent la désillusion du monde contemporain, mais il jugeait qu’il était temps de créer une bulle de respiration qui nous invite à « prendre conscience de ce qu’on a perdu : l’ouverture à l’autre, la curiosité, le plaisir de partager des instants de quotidien. Tout ça me semble assez absent de notre monde ». Devant le durcissement du contexte géopolitique qui entraîne un repli « sur nos identités, nos peurs », Siaud rappelle que l’art peut procurer un espace de « résistance intérieure, poétique » à ce désenchantement.
Incarnant le désir, la fantaisie, la vingtenaire héroïne de Nina, c’est autre chose vient insuffler de l’oxygène dans la vie de deux frères quadragénaires avec qui elle emménage. « Les convenances lui importent peu, elle vit dans le moment présent. Elle rompt une routine, montrant qu’on a tous en nous cette possibilité de liberté, mais qu’on la refoule à cause des normes, de notre autocensure. » Le créateur qualifie cette aventure à trois de « petite utopie ». « Même s’ils n’arrivent pas forcément à s’entendre, ils essaient de cohabiter. Et c’est comme une métaphore de ce que peut être la société : une cohabitation pacifiée », ajoute-t-il.
On pense évidemment à Jules et Jim. Manifeste de liberté avec son trio qui « subvertit avec douceur les modèles sociaux », l’oeuvre-culte a fortement guidé le metteur en scène. « Ce souffle poétique et cette propension à l’inventivité nous manquent aujourd’hui, je trouve. » La légèreté de ton qu’on retrouve chez Éric Rohmer l’a aussi inspiré. Par la langue, par l’ambiance, la pièce évoquerait un certain cinéma des années 1970.
Florent Siaud a aussi choisi d’exprimer l’allégresse que vient injecter Nina chez la fratrie sous la forme du tango. Les personnages s’y abandonnent soudainement à « une pulsion, une soif de liberté qui les emmène au partage, à une touche de sensualité ». Des mouvements chorégraphiés par Marilyn Daoust, à partir d’une recherche dramaturgique de Siaud, afin d’éclairer le texte.
Soutenus sur scène par le duo musical Doble Filo, les interprètes se sont donnés à fond, louange le metteur en scène. « Et je trouve qu’ils sont assez impressionnants dans leur capacité de s’approprier des schémas de tango très rigoureux, tout en laissant transpirer l’ivresse de la liberté. »
Relations de pouvoir
Des questions sociopolitiques traversent également la pièce de l’auteur de La demande d’emploi. « Michel Vinaver travaille par montage. Il aime juxtaposer des fragments de réalité dans ses dialogues. Il y a un mélange constant entre le monde extérieur et la vie intime, la problématique du monde du travail et celle de la relation amoureuse. C’est comme si l’humain était vraiment complexe pour Vinaver, et qu’il fallait faire résonner la façon dont on est tous traversés par notre rapport à la société, au couple, comme au patron, à la géopolitique. Tout est entrelacé. » Dans le même paragraphe. « Il y a toujours au moins trois fils de conversation dans une phrase. Et c’est toujours surprenant. Il joue de l’ironie et crée de petites décharges d’électrocution, comme il dit. C’est ce qui permet à son écriture d’être vivifiante, même si elle reste très sobre. »
Et parce que l’ancien p.-d.g. de Gillette travaille beaucoup sur les rapports de force et les conditions de travail, émergent dans la pièce des sujets souvent éminemment actuels. Comme le harcèlement sexuel (impossible à éviter cette semaine-là) ou l’abus de pouvoir.
On voit en germe dans l’oeuvre de 1976 des problèmes, comme la xénophobie, qui nous accablent toujours. « La pièce agit comme un miroir par rapport à là où l’on en est aujourd’hui. Mais ce n’est pas nécessairement un miroir de dénonciation. »
Lors de la tournée en Picardie, les spectateurs ont plutôt remarqué que le spectacle fait du bien. Qu’ils en sortaient « en ayant envie de vivre ». Une remarque qui renvoie Florent Siaud à l’injonction finale des Trois soeurs — un texte de Tchekhov qu’il s’affaire justement à monter avec les étudiants de l’École nationale de théâtre : il faut vivre ! « Pour moi, Nina, c’est un peu ça. Il ne faut pas céder à la mélancolie et au marasme ambiants. »