«La nuit du 4 au 5» – Regarder devant

N’y allons pas par quatre chemins : la première pièce de la comédienne Rachel Graton manifeste une rare maîtrise, une rigueur et une originalité qui touchent le fond comme la forme. Avec La nuit du 4 au 5, un texte qui lui a valu le 23e prix Gratien-Gélinas, l’auteure aborde, en apportant toutes les nuances nécessaires, un sujet aussi délicat que crucial, celui de l’agression sexuelle.
Pour rompre avec tout ce qui pourrait s’apparenter à un témoignage, mais surtout démontrer à quel point une violence de la sorte concerne la société dans son ensemble, Rachel Graton a multiplié les points de vue, croisé les perspectives, entrelacé avec maestria la vérité et le mensonge, l’intime et le collectif, le passé et le présent, le pire et le meilleur, la détresse et l’espoir. Devant cette mosaïque, nuée de paradoxes, expression des émotions contradictoires ressenties par la victime, le plus souvent de manière simultanée, on se dit que l’art est peut-être le seul à pouvoir traduire fidèlement la complexité d’une telle situation. Seul à déloger pleinement la douleur, à purger la souffrance, à permettre de régler des comptes avec soi-même et les autres pour arriver à une forme de résilience.
Tant de voix résonnent dans la nuit du 4 au 5. Certaines sont empathiques, mais plusieurs sont infâmes. On entend les parents, les amis, les témoins, les policiers, les intervenants, les journalistes et les citoyens « concernés ». Mais on entend bien également celle qui a été agressée, celle qui a crié, celle qui a choisi de prendre la parole, capable envers elle de beaucoup de sévérité, mais aussi, à point nommé, de bienveillance. Pour diriger pareille chorale, oratorio à la fois tragique et banal, qui de mieux que Claude Poissant ? De Je voudrais me déposer la tête à Cinq visages pour Camille Brunelle, le metteur en scène est passé maître dans l’art du choeur.
Sous sa houlette, la partition prend de l’altitude, circulant avec autant d’aisance que de précision dans la bouche et le corps de trois comédiennes et deux comédiens. Sur la structure grillagée qu’a imaginée Max-Otto Fauteux, ingénieusement éclairée par Renaud Pettigrew, Geneviève Boivin-Roussy, Louise Cardinal, Johanne Haberlin, Simon Landry-Désy et Alexis Lefebvre déploient une toile de motifs et d’images, des mots et des gestes qui nous entraînent de l’empathie à la colère, puis de la colère à une sorte d’apaisement. On veut croire, nous aussi, qu’après avoir beaucoup regardé derrière, il est maintenant possible de regarder devant.