Le Québec est mûr pour un nouveau «Bashir Lazhar»

En audition, Sylvain Bélanger a été séduit par le jeu décomplexé et l’absence de formatage de Rabah Aït Ouyahia.
Photo: Pedro Ruiz Le Devoir En audition, Sylvain Bélanger a été séduit par le jeu décomplexé et l’absence de formatage de Rabah Aït Ouyahia.

Chaque matin, en allant répéter Bashir Lazhar, le metteur en scène Sylvain Bélanger et son équipe passent devant les nouveaux bureaux du Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile, rue Saint-Denis, où se massent les Haïtiens nouvellement arrivés. Tangible rappel que l’actualité insuffle « une nouvelle urgence » à leur pièce, alors que le Québec est plongé dans un questionnement sur la nature du « vrai » réfugié politique.

Une décennie après sa création, trois tournées et une adaptation filmique célébrée plus tard, le monologue d’Evelyne de la Chenelière poursuit donc sa riche trajectoire. « J’ai l’impression que ce qui touche tant, c’est de voir ce personnage faire quelque chose qu’on n’ose pas : recommencer sa vie », avance le directeur artistique du Théâtre d’aujourd’hui. Ce courage de devoir recommencer à zéro après avoir tout perdu, que doivent déployer les migrants.

« Mais souvent, on n’a pas le choix d’avoir le courage de tout abandonner », lance Rabah Aït Ouyahia, lui-même immigré, en 1996, d’une Algérie déchirée par la guerre civile, comme son personnage (mais la nouvelle production gomme les références algériennes pour marquer l’universalité des migrants). L’acteur et rappeur reconnaît cette lutte « d’un individu qui essaie constamment de s’intégrer, dans une école, une société et un système ». « Bashir Lazhar, comme pratiquement tous les projets que j’ai eu la chance d’obtenir [raconte] le combat qu’a mené mon père en venant ici. Avec toute une mallette de diplômes, jamais reconnus, il n’a jamais eu l’emploi qu’il méritait. »

L’inconfort et la différence

Cette nouvelle version de l’attachant demandeur d’asile renaît donc sous les traits d’un interprète dans la force de l’âge, d’origine maghrébine. « Pour un théâtre d’une dramaturgie nationale, d’ouvrir une saison avec Rabah, ça dit quelque chose. Le Québec est rendu là », dit son directeur, qui pense que sur cette question complexe de la diversité, le milieu théâtral a trop tardé à poser des gestes, parce que « tout le monde a attendu les conditions gagnantes ».

Lui-même prend le « risque » de confier le solo à un acteur qui n’a jamais fait de théâtre, et n’en a pas la formation. Une situation d’étrangeté reflétant celle de Bashir, qui prend l’initiative de se trouver un travail en s’improvisant remplaçant d’une institutrice qui s’est suicidée. Cumulant les malentendus, il va être victime d’un fossé culturel, ses choix pédagogiques différents mettant aussi à l’épreuve le manque de flexibilité des institutions. « C’est l’histoire d’un homme qui se cogne sur tous les murs de notre société. Et [on voit] que la méfiance, le rappel de la différence n’est jamais bien loin, malgré tous [nos] discours. C’est cet inconfort que je veux créer dans la salle. Le projecteur est braqué autant sur le public que sur scène. »

« L’intrusion, l’imposture que fait Bashir, je veux qu’on la vive à l’intérieur même du milieu théâtral. » En la lisant, Sylvain Bélanger — qui n’avait pas vu la création avec Denis Gravereaux — a en effet été frappé par le caractère frontal de cette pièce par ailleurs « poétique, où chaque élément a plusieurs significations ». « Je trouve tellement audacieux qu’Evelyne ait utilisé la thématique de l’imposture. Est-ce qu’un immigrant, pour nous, c’est un imposteur ? Tu as vu la radicalisation des discours, aujourd’hui, c’est violent… »

Dans un monde d’opinions polarisées, le créateur voit le théâtre comme « le lieu de la nuance », ce qui signifie toucher l’humanité des spectateurs. Mais aussi poser des questions. « La pièce met collectivement en jeu : Bashir fait partie de nous ; qu’est-ce qu’on fait de lui maintenant ? »

Bashir, c’est lui

En audition, Sylvain Bélanger a été séduit par le jeu « décomplexé » et l’absence de formatage de Rabah Aït Ouyahia. « J’avais l’impression qu’il jouait sa vie à chaque phrase et ça devenait physique. Et c’est un acteur de cinéma : il est vrai tout le temps. On n’a pas fait de construction de personnage avec Rabah. C’est lui. »

Reste que comme le récit, la production fut une expérience de transmission : « J’ai autant monté un spectacle que donné une formation en accéléré. » Bélanger rappelle que même pour un comédien aguerri, un solo est une expérience éprouvante. « Rabah met les bouchées triples en partant, mais c’est ça le propos. Et je crois que ce danger va créer dans la salle quelque chose de vrai. »

« C’est comme s’il m’apprend à faire du surf et que je ne sais pas nager », résume l’interprète, faisant s’esclaffer son metteur en scène. Cette aventure en gestation depuis neuf mois, Rabah Aït Ouyahia la qualifie du « projet de ma vie ». « Je fais des cauchemars, j’ai perdu 14 livres, mais c’est important de cultiver ce stress. Il paraît une faiblesse maintenant, mais comme dans le rap, avant de monter sur scène, il va y avoir une explosion en moi, et c’est ce que je vais donner. »

Et dans ce spectacle qui met en scène le temps de la représentation, cette incertitude, cette solitude de l’interprète devient le moteur de sa performance. « Mon combat face au [monde du] théâtre, c’est la lutte de Bashir pour son intégration. »


Rabah Aït Ouyahia, ici et pas ailleurs

« Le Québec m’a offert tout ce que je n’ai même pas désiré dans ma vie », résume Rabah Aït Ouyahia en défilant son parcours. Arrivé ici à 21 ans, il a d’abord fait de la musique, lançant l’album Si y’a moyen avec le groupe hip-hop M-Pack, puis Dis-leur avec Latitude Nord. En 2001, il obtient un rôle remarqué dans le film de Denis Chouinard L’Ange de goudron. Récemment, il a joué dans Montréal la blanche, de Bachir Bensaddek, et à la télé (L’imposteur, District 31). Retourné en Algérie afin d’ouvrir une entreprise, il est revenu ici, malgré le confort matériel dont il y jouissait, pour assurer « l’épanouissement » et un meilleur avenir à ses filles. « C’est le grand luxe du Québec : les enfants peuvent faire tout ce qu’ils veulent », dit-il.

Bashir Lazhar

Texte : Evelyne de la Chenelière. Mise en scène : Sylvain Bélanger. Du 19 septembre au 14 octobre, au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.



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