Le dérèglement de la fugue

La pièce «Toccate et fugue» rassemble six interprètes remarquables.
Photo: Nicolas Descoteaux La pièce «Toccate et fugue» rassemble six interprètes remarquables.


Heureuse rencontre théâtrale que celle d’Étienne Lepage et de Florent Siaud. On connaît le premier pour son écriture percutante et radicale. Chaque fois, il se renouvelle en foulant de nouveaux territoires dramatiques et dramaturgiques. Son audace et son intelligence ont saisi le metteur en scène Florent Siaud, qui, après Sarah Kane, Ivan Viripaev, Heiner Müller et Michel Vinaver, s’empare de son dernier texte avec toute l’adresse qu’on lui connaît.

Il a commencé par rassembler une équipe brillante. Six interprètes remarquables, ainsi que des concepteurs et collaborateurs nombreux et talentueux, dont Alexandra Sutto, Romain Fabre, Nicolas Descôteaux, Julien Éclancher et David B. Richard. Le metteur en scène, qui est aussi dramaturge, sait nourrir le théâtre à plusieurs sources et multiplier les influences riches. Tout est juste dans cette production, et d’une grande cohérence. Chaque élément participe à activer la fine mécanique de la pièce de Lepage.

Celui-ci se compose en motifs, qui vont et viennent, se déployant tranquillement, se relâchant puis se resserrant. Et la tension monte. La partition fonctionne comme une fugue justement, en leitmotivs, qui se superposent en contrepoints plutôt que de s’entremêler comme dans une symphonie. En effet, dans cette bande de cinq amis rassemblés pour fêter l’anniversaire de Caro, chacun est à la fois animé de ses obsessions égoïstes et neutralisé comme individu par la force du groupe. Ces jeunes adultes de la génération Y, Siaud les décrit dans le programme comme un « banc de poissons » : vifs, constamment en mouvement, mais en déficit d’attention.

Une collectivité aveugle à sa dérive

On y voit la critique d’une société avide d’immédiateté, refusant de toutes les manières la possibilité d’être attentif à la complexité du monde. D’une collectivité qui se dérègle peut-être et qui fonce droit dans un mur, aveugle à sa dérive, étourdie par le tourbillon incessant et généralisé. Mais les personnages de Toccate et fugue sont aussi vrais qu’ils sont vides. Ils sont hilarants dans leur absurdité, désolants dans leur inaptitude à réagir, terrifiants dans leur violence, touchants parce qu’habités de véritables questionnements.

Difficile de dire si cette grande qualité du spectacle, celle de ne pas tomber dans les stéréotypes, revient à Lepage et à son texte d’une vivacité d’esprit et d’une maîtrise formelle impressionnante, ou à Siaud, dont la direction d’acteur est éblouissante de précision et de théâtralité.

Le party de Caro ne lèvera jamais et tournera mal. À force de subtils dérèglements dont on ne sait trop d’où ils proviennent ou qui en serait responsable, le banc de poissons n’entre jamais dans le courant et trouve sa chute. Trop rapidement peut-être ? Car à la fin, malgré le plaisir procuré par la représentation, on cherche la force de frappe promise par la tension si habilement distillée tout au long de la pièce. Rencontre-t-on finalement l’effroi duquel on s’est dangereusement approché devant leur détraquement ? C’est la dérive qui fascine ici, non pas le spectaculaire du dérapage.

Toccate et fugue

Texte d’Étienne Lepage. Mise en scène de Florent Siaud. Une création du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et des Songes turbulents. Au Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 6 mai.

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