Prendre le monde en plein visage

La question n’est pas neuve et la réponse varie toujours selon l’angle sous lequel on aborde la vie : peut-on tout dire aux enfants ? Non, bien sûr. Mais cela n’empêche pas les compagnies jeunes publics de mettre aussi en scène la dureté du monde…
Avec ce que l’on diffuse chaque jour aux informations télévisées, avec ces horreurs banalisées qui sont devenues le quotidien d’un peu tout le monde, il ne faut donc pas s’étonner d’être sorti vendredi dernier de Méli’Môme en ayant eu tout au long l’impression de s’être pris le monde en plein visage. En beauté souvent, parfois même en douceur, mais quand même en plein visage, oui.
Durant les presque deux semaines passées à Reims à voir une bonne quinzaine de productions, une évidence s’est peu à peu imposée d’un spectacle à l’autre : l’audace. À l’exception en effet d’un ersatz d’opéra mal ficelé (Forge!) et d’un très bel objet théâtral non identifiable mais ingénieux dans sa façon de raconter (Dans le tout, de la Bulgare Mila Baleva), une sorte de fil rouge relie la majorité des productions que j’ai vues autour de l’audace de dire le monde qui est le nôtre. Avec ce qu’il porte d’énergies créatrices insoupçonnées. Avec, aussi, les messages catastrophiques qu’il véhicule et qui nous menacent tous. C’est loin d’être banal pour un festival de théâtre qui vise les jeunes publics.
Sans concessions
On saisira un peu plus le propos quand on saura que la production pour moi la plus marquante de cette 28e édition de Méli’Môme, Us/Them de la compagnie flamande Bronks, raconte à des préadolescents la prise d’otages de l’école de Beslan en 2004. Il y eut là près de 350 personnes tuées par des terroristes tchétchènes, dont 186 enfants… pourtant cela donne un spectacle d’une extraordinaire énergie raconté de façon brillante, drôle souvent, mais sans concession aucune.
On pourrait faire le même commentaire à propos de Our House, une coproduction germano-rwandaise, qui fait écho à la réconciliation en cours après le génocide de 1994 dans lequel périrent plus de 800 000 Tutsis. Ou encore, parler du Garçon à la valise (dès huit ans), un texte de Mike Kenny mis en scène de façon inventive par Odile Grosset-Grange et qui retrace le parcours d’un jeune migrant vers l’Angleterre. Ce sujet a d’ailleurs affleuré à quelques reprises dans un spectacle à la forme innovante, Radio Live, qui reproduit sur scène une émission en direct illustrant des parcours de vie extrêmement stimulants.
« Stimulant » est un mot qu’on a aussi beaucoup entendu à la sortie de 9, la remarquable production de Cas public chorégraphiée par Hélène Blackburn. C’est pourtant un spectacle exigeant (pour des enfants de six ans et plus) qui repose sur une réflexion profonde sur la surdité et la différence. Cette même exigence s’affirmait aussi de façon brillante et audacieuse dans Fussball mit Stilettos, un spectacle flamand aussi trash qu’inventif dénonçant l’intransigeance face à l’homosexualité et s’adressant à un public adolescent.
Cette volonté de dire l’empreinte des choses importantes transpire aussi dans Fratries, le plus récent opus d’Ève Ledig et Jeff Benignus — une très belle et très efficace proposition chantée et dansée pour les enfants dès sept ans — qui s’inspire de la relation frères-soeurs. De même, Séverine Coulon a choisi elle aussi de dénoncer, dans Filles et soie, les stéréotypes des rôles féminins en déconstruisant quelques contes à l’aide du théâtre d’ombres. Elle a eu l’audace de proposer, fort justement, son spectacle aux enfants dès cinq ans.
Il faudrait aussi parler longuement de la pertinence du second spectacle québécois du festival, Les choses berçantes, du Théâtre des Confettis pour les tout-petits dès 18 mois, et d’une très belle proposition danoise en forme de haïkus, La fascination des pommes… mais l’espace ne nous en permet pas plus.
Michel Bélair était à Reims à l’invitation du festival Méli’Môme.