Étienne Lepage nous rappelle à l’humilité de notre condition

On apprenait cette semaine qu’il sera chargé l’an prochain de l’adaptation de L’idiot de Dostoïevski, au Théâtre du Nouveau Monde. En attendant, Étienne Lepage crée ses propres personnages pulsionnels dans Toccate et fugue, l’une de ces expériences théâtrales qu’affectionne l’auteur de Rouge Gueule.
Comme son fascinant L’enclos de l’éléphant, cette nouvelle oeuvre a nécessité un long processus d’écriture, une création par couches. « C’est très particulier comme pièce, reconnaît le dramaturge. Elle est écrite comme une partition musicale. Comme si chaque personnage était dans sa ligne, mais ensemble, ils composent une symphonie, avec des motifs qui reviennent. Au départ, je n’avais qu’une musique en tête, avec plein de répliques se relançant comme un ballet. Mes personnages étaient complètement désincarnés. Ils étaient des machines, pratiquement. » Grâce à des ateliers avec des comédiens, il a pu mettre de la chair autour du concept et humaniser ces figures.
Cette comédie grinçante montre un groupe de jeunes réunis pour un party qui ne lèvera jamais. Chacun y poursuit ses petites obsessions égocentriques sans perspective sur une vision d’ensemble. Mais l’accumulation de ces préoccupations anodines finit par entraîner un dérapage collectif. « Ils sont comme un banc de poissons, ils se déplacent ensemble. C’est comme être dans un courant : on y va et on ne sait pas pourquoi. »
Son intuition originelle était de créer l’effet d’un « dialogue entre le tout et les parties ». Lepage désire qu’on ressente très fortement l’aveuglement de ces personnages, qui, concentrés sur leur partition, participent sans s’en rendre compte à un mouvement. « Je parle souvent — le mot est du philosophe Martin Heidegger — de dévalement. C’est la sensation qu’on a lorsqu’on est sur le bord d’une montagne et qu’on ne peut rien faire d’autre que descendre. Alors de quoi suis-je responsable ? Qu’est-ce que je peux vraiment faire ? »
Cette image, récurrente dans son oeuvre, d’un humain construit par des forces extérieures s’oppose à notre vision actuelle. « On est une société qui valorise beaucoup les choix, les désirs individuels, avec une vision libérale, au sens philosophique, du monde. Et dans cette façon de penser, je trouve qu’on oublie souvent comment on est aussi déterminés par les autres, comment on est le miroir des autres, comment on a trouvé notre petite place entre eux. C’est l’inverse de l’individu occidental qui pense qu’il est libre, qu’il fait des choix. J’aime beaucoup créer l’impression que la parole vient d’ailleurs et qu’elle utilise l’individu, à la limite. La parole passe à travers son corps, elle n’est pas le résultat d’un désir clair d’exprimer une idée. »
Étienne Lepage, qui se réclame du matérialisme philosophique, fait vivre des personnages qui parlent, disons-le, beaucoup plus d’objets que d’idées. « Je pense que ma pièce n’est pas facile à monter parce qu’il y a ce danger que les personnages soient superficiels. Et qu’on les juge facilement. Mais j’ai travaillé beaucoup pour en faire des êtres dans lesquels on se reconnaît. » Et l’auteur est visiblement ravi du boulot accompli par le « très minutieux » Florent Siaud, qui met en scène un texte québécois pour la première fois, et sa belle distribution (Sophie Cadieux, Maxime Denommée, Francis Ducharme, Karine Gonthier-Hyndman, Mickaël Gouin et Larissa Corriveau). « C’est magnifique, ce qu’ils ont fait ! Ils sont tristes et beaux à voir aller. Un travail extrêmement fin a été fait sur tout ce qui est tu entre les personnages. Et au final, ça devient tellement humain. »
Une bénéfique humilité
Étienne Lepage n’est pas un auteur qui nous dit quoi penser, il expose simplement un état. Reste qu’en montrant « comment on est un peu des pantins jetés dans un courant », sa pièce laisse émerger une vision philosophique de l’humain : celle d’un « être à la fois magnifique et inutile. Dans le matérialisme, il y a une sorte de gratuité ».
Et il croit que ça nous ferait du bien d’abandonner notre illusion de contrôle, cette prétention d’être uniquement libres, mus par nos désirs et responsables. « Pour moi, il y a une grande sagesse à retirer de ce constat-là. On pourrait dire que c’est un peu le mythe d’Icare, cette société occidentale qui croit qu’elle peut tout faire. Et la réalité lui brûle les ailes. »
Retrouver cette sensation d’être « les parties d’un tout que nous ne comprenons pas » pourrait nous inciter à nous calmer. « Les gens se rendent fous à penser qu’ils sont responsables de tout ! Ils se gâchent la vie à croire qu’ils devraient pouvoir tout faire. Il y a une souffrance qui vient de ne pas être le meilleur, le plus beau, le plus riche… On s’avance dans toutes nos décisions, qu’elles soient intimes ou politiques, en faisant comme si on savait tout. On joue constamment à : j’ai raison, je sais ce que je fais et si ça ne marche pas, c’est la faute des autres. Il n’y a jamais cette humilité d’être une petite chose dans un monde plus grand que nous. »