Quand le (petit) capital rentre dans le corps

De qui et de quoi parle-t-on quand on parle de la classe moyenne ? Avec Extramoyen, splendeur et misère de la classe moyenne, Alexis Martin et Pierre Lefebvre postulent que l’appellation soulève davantage de questions sur notre rapport à l’économie et à la politique qu’elle ne définit une catégorie de revenus. En élaborant une transposition de la forme essayistique au théâtre, les créateurs esquissent ainsi un portrait ludique et impressionniste du phénomène.
Alors que la production migre de la salle de répétition au plateau d’Espace Libre, qui accueillera les représentations, ses auteurs nous livrent une partie du cheminement de la création du spectacle qui, à l’origine, s’intitulait Coin Fullum et Parthenais. Pour le développer, les deux têtes pensantes du Nouveau Théâtre Expérimental (NTE), Daniel Brière et Alexis Martin, se sont une nouvelle fois alliés à Pierre Lefebvre, rédacteur en chef de la revue Liberté,après Loups (2004) et Lortie (2008). Tous deux s’inspirent du quartier environnant le théâtre de la rue Fullum pour composer le spectacle mis en scène par Brière.
La lecture de Mills nous a aidés à tracer le contour de notre terrain de jeu. Ce qui est fou, c'est qu'il écrit au début des années cinquante, au moment où la classe moyenne des trente glorieuses prend son envol, et il a déjà le nez assez fin pour voir ce qu'elle devient aujourd'hui.
Une première version raconte le destin d’un individu issu d’un milieu ouvrier qui s’élève vers la classe moyenne, symbolisée par l’ascension au-delà de la rue Sherbrooke, et dont les enfants redescendent peu à peu le chemin parcouru. Une insatisfaction s’est profilée néanmoins durant l’écriture de cette fable « géographique ». « Ça s’inscrit dans une démarche du NTE, explique Martin, de parfois s’associer à des gens hors du milieu théâtral pour concevoir des objets avec nous. On l’avait fait avec Alain Vadeboncoeur pour Sacré coeur et avec des éleveurs pour Animaux. On est allés chercher Pierre Lefebvre pour qu’il influence notre manière de fabriquer un objet théâtral, mais c’est comme s’il s’assimilait à notre façon de faire. Il a fallu renverser les choses. »
À la suggestion de Martin, les deux auteurs ont alors repris les méthodes que Lefebvre employait lorsqu’il concevait des documentaires radiophoniques à la chaîne culturelle de Radio-Canada. Celui qui a couvert des sujets aussi variés que l’ignorance, la bioéthique et Tintin propose alors que la pièce suive plutôt le parcours de la classe moyenne, de son émergence jusqu’à nos jours. Les créateurs se sont engagés ainsi dans l’élaboration d’un essai à la forme théâtrale. Ils ont aussi adopté un nouveau titre, tout aussi paradoxal que l’intersection de deux rues qui ne se croisent jamais : Extramoyen.
Les recherches ont mené à l’organisation de séances de vox-pop et à la réalisation d’entrevues avec des sociologues, notamment avec Alain Deneault, Gilles Gagné, Julia Posca et Jean-Philippe Warren. Lefebvre et Martin ont aussi parcouru les ouvrages de nombreux penseurs, dont Maurizio Lazzarato et Bernard Stiegler, qui les mènent jusqu’à Nietzsche et Marx, en passant par Les choses de Georges Perec.
« Penser dans le concret »
Lefebvre explique que l’ouvrage Les cols blancs de Charles Wright Mills aura été une lecture déterminante pour l’élaboration de la pièce : « La lecture de Mills nous a aidés à tracer le contour de notre terrain de jeu. Ce qui est fou, c’est qu’il écrit au début des années cinquante, au moment où la classe moyenne des trente glorieuses prend son envol, et il a déjà le nez assez fin pour voir ce qu’elle devient aujourd’hui. »
Tout au long de l’écriture, les allers-retours avec la salle de répétition auront été nombreux. Le travail avec la distribution, composée de Marie-Thérèse Fortin, Jacques L’Heureux, Alexis Martin, Christophe Payeur et Mounia Zahzam, confronte les auteurs à l’oralité de leur texte. Lefebvre célèbre cette démarche moins littéraire qui influence ses réflexions en l’obligeant à « penser dans le concret ». Martin souligne que « l’incarnation par les corps et les voix des comédiens modifie l’écriture. Les choses s’éclairent et les écrivains découvrent des sens qu’ils n’avaient jamais aperçus ».
Cette incarnation de leurs idées par les interprètes rejoint une pensée chère aux auteurs. « On a tendance à penser que les politiques et l’économie, c’est assez abstrait, dit Lefebvre. Mais en fait, c’est très concret. » Martin ajoute aussitôt que « les gens vivent ça dans leurs corps ! » Lefebvre renchérit avec un exemple : « Quand on voit qu’à Westmount, l’espérance de vie est supérieure de quelques années à celle d’Hochelaga, c’est aussi ça, la politique. » Et il en vient à poser une vaste et intrigante question : « Comment la structure du monde dans lequel on vit nous rentre-t-elle dans le corps ? »