Sortir de l’ombre

Denis Marleau délaisse momentanément les grandes formes et les grands plateaux — Tartuffe au TNM, L’autre hiver au Manège de Mons et Innocence à la salle Richelieu de la Comédie-Française — pour se concentrer, dans la petite salle de l’Espace Go, sur une seule parole, un seul destin, celui d’une « jeune fille de province » qui apprendra à écrire, à vivre et à aimer dans l’ombre d’un maître, une grande figure du théâtre moderne, Bertolt Brecht.
Avant-garde est un récit à la troisième personne publié en 1963. Marieluise Fleisser y relate dans une langue vive, précise et sensible le trajet de Cilly Ostermeier, un personnage qui n’est autre que son alter ego. En 1924, à 23 ans, Fleisser écrit sa première pièce, Purgatoire à Ingolstadt. Son point de vue sur la jeunesse de sa petite ville d’origine, en Bavière, exprime d’une manière si singulière le déchirement entre la religion et le désir qu’elle lui vaut une rencontre avec Brecht, qui portera sa pièce à la scène deux ans plus tard. Jusqu’en 1929, elle sera l’amante et la collaboratrice du dramaturge.
Le monologue imaginé par Marleau à partir du texte publié en français chez Minuit, dans une traduction signée Henri Plard, est évidemment inséparable de son arrière-plan historique, mais l’essentiel n’est pas là. L’Allemagne des années 1920 et 1930 est en filigrane, on sent l’effervescence culturelle, puis l’ombre du nazisme qui se dessine peu à peu, mais le texte traduit principalement les vicissitudes d’une femme manipulée, abusée et exploitée par les hommes, à commencer par Brecht. Heureusement, celle qui se décrit comme « une membrane frémissante, secouée de vibrations insupportables » parviendra à s’affranchir du « Poète » avant d’y laisser sa voix et sa vocation.
À l’abondance de texte et au minimalisme de la mise en scène, qui nécessitent une grande concentration de la part du spectateur, Jérôme Minière offre un contrepoint en chantant joliment quelques-uns des airs de Brecht et de Weill. Dans un dispositif scénique où la transparence et les projections vidéo occupent une place de choix, Dominique Quesnel évolue sur une passerelle entre le passé et le présent, la campagne et la ville, la soumission et l’indépendance. La comédienne endosse son personnage avec une précision admirable, exprimant jeunesse et maturité, naïveté et désenchantement, exil intérieur et renaissance.