Caligula et les racines du mal

René Richard Cyr ne craint pas de s’approcher des monstres. À la suite de sa mise en scène d’Après, qui plaçait face à face la détresse d’un homme infanticide et celle d’une infirmière attitrée à ses soins, il choisit de s’approcher à nouveau de l’humanité qui compose ces êtres aussi cruels qu’insaisissables. Avec Caligula, Cyr apprivoise le monstrueux empereur de Rome tel qu’Albert Camus l’a dépeint, c’est-à-dire avec une déroutante sensibilité. « Ce personnage-là, aussi horrifiant puisse-t-il être, avance Cyr, c’est comme si on avait accès à ses mobiles. On comprend la noblesse de sa quête, même si cette quête est une horreur. »
Écrite en 1938, puis retouchée durant la Seconde Guerre mondiale pour être finalement publiée en 1958, la pièce de Camus raconte sa version de la fin du règne de Caligula. Après un bref exil, à la suite de la mort soudaine de sa soeur bien-aimée — qui était aussi sa maîtresse — , le jeune empereur choisit de gouverner en tyran. Il fait subir à son entourage ses accès de violence imprévisibles, en apparence illogiques, ce qui le mènera finalement à sa propre perte.
Avec une grande importance accordée au lyrisme de Camus, à ses « élévations de l’esprit absolument extraordinaires qu’on retrouve peu dans l’écriture théâtrale », c’est d’abord et avant tout l’évolution de Caligula et des personnages qui gravitent autour de lui qui intéresse le metteur en scène. « Il y a là un thriller philosophique. » Cyr avance qu’il serait « trop facile de faire de Caligula un fou, de tout expliquer par la folie ». Mieux vaut, « sans nécessairement l’excuser, tout au moins chercher à comprendre la racine de son mal, si mal il y a ». Le metteur en scène ajoute : « Bien sûr, je ne fais pas miens la quête et les moyens d’y arriver de Caligula. Mais j’ose essayer de comprendre. »
Actuel ou éternel ?
Afin de rendre la pièce pertinente pour les esprits contemporains, Cyr cherche davantage à mettre en avant le texte et les questions qu’il soulève, plutôt que de tracer des liens trop évidents avec certains dirigeants actuels, ou avec des contemporains de Camus. Fidèle au désir de l’auteur, la production évite de situer l’action dans un décor antique et d’habiller les comédiens d’accoutrements romains. Mais Cyr se garde bien de « trop enrober ou masquer la profondeur » de Caligula. « On est dans une époque très importante, où la notion de relecture dans le travail de mise en scène, souvent, avec justesse ou non, met un chapeau sur l’oeuvre. Moi, je veux davantage être un plancher pour l’oeuvre. » Il renchérit : « Ça ne sert à rien de dire que c’est un texte actuel. Ce n’est pas un texte actuel. C’est éternel. »
Le metteur en scène, qui signe aussi la dramaturgie, a tout de même choisi de retravailler la partition afin de donner plus de place aux femmes et de « couper des éléments qui avaient un peu vieilli » par rapport aux aspects comiques et provocateurs de la pièce. Aussi, dans le but de « ramener le texte à sa plus simple expression », un travail à même sa génétique s’est imposé. « J’ai fouillé dans toutes les versions parce qu’il y a des éléments qu’il avait laissés tomber, et d’autres qu’il avait ramenés. »
Benoît McGinnis, l’acteur avec lequel Cyr affirme avoir le plus travaillé, interprète le rôle-titre. C’est lui qui a proposé Caligula au metteur en scène, dont le « cheval de bataille a toujours plus été la création que la relecture ». Même si Cyr a déjà fréquenté Camus, présentant Le malentendu au TNM en 1993, mettre en scène le récit de l’empereur antique ne faisait pas partie de ses plans. S’il y a des oeuvres qu’il garde près de lui depuis longtemps, « Caligula n’en faisait pas partie. C’est une pièce que je connaissais, que j’appréciais, mais je n’avais jamais rêvé ou désiré la monter ». À la relecture du texte, il dit avoir tout à coup trouvé un réseau de sens qu’il a eu envie de partager.
En s’appuyant sur le récit de Camus, Cyr souhaite que la pièce, qu’il qualifie de « politiquement et socialement engagée », aborde notre tendance à nous adapter. « On dit que l’adaptation est l’une des plus grandes qualités humaines, mais il y a des choses auxquelles il ne faut pas s’adapter. Il faut refuser. » Le metteur en scène évoque les paroles du personnage de Cherea qui, rageur, avance qu’il faut au moins reconnaître que la cruauté de Caligula fait réfléchir. Il ajoute qu’en présentant ce monstre en quête d’absolu, « Camus nous force à penser, aussi ».
— Extrait de Caligula, de Camus