Guerres de proximité

Il faut attraper Gilles Poulin-Denis là où il se trouve, lui courir après par-delà les six fuseaux horaires du pays. Natif de Saskatoon formé en interprétation théâtrale à l’Université du Québec à Montréal, l’actuel résidant de Vancouver a été récemment promu directeur artistique de l’événement Zones théâtrales, tenu tous les deux ans à Ottawa. Une schizophrénie pancanadienne ? « Ça vient tout juste de monter encore d’un cran », dit en riant l’artiste, joint en Colombie-Britannique la semaine dernière alors qu’il finissait de peaufiner sa mise en scène de Bonjour, là, bonjour de Michel Tremblay pour le Théâtre la Seizième.
Dehors, nouveau texte de ce touche-à-tout de la scène, prend l’affiche ce mardi soir au Théâtre d’Aujourd’hui. Il s’agit d’une pièce à retardement, dont les balbutiements remontent à 2008. Invité par Wajdi Mouawad à participer à un programme d’auteurs associés au Théâtre français du Centre national des arts, Gilles Poulin-Denis jonglait avec l’idée d’une pièce sur la guerre. « Il nous disait : “Pensez comme des artistes, et non comme des producteurs.” Ça m’a sauvé, en tant que créateur. Jusque-là, je m’étais écrit un solo [Rearview] pour pouvoir jouer comme comédien, je me lançais dans un deuxième texte avec des soucis de production, de nombre d’acteurs, de moyens techniques modestes… En parlant avec Wajdi, déjà on réalisait que c’était un peu de la marde de penser comme ça, que l’on devait écrire la pièce qu’il fallait écrire d’abord et avant tout. »
Se sont ensuite enchaînés laboratoires dramaturgiques, lectures publiques et résidences de création, grâce au soutien du CNA, du Centre des auteurs dramatiques et des Zones théâtrales. « Je suis très heureux du résultat final, mais il fallait que ce soit monté maintenant : une pièce que tu travailles trop, pendant si longtemps, tu peux l’user avant de te rendre en salle de répétition. » Lieu d’où Poulin-Denis aura été absent cette fois-ci, fait rare pour cet habitué des créations en collectif (Après la peur, Le iShow). C’est Philippe Ducros qui signe l’orchestration de Dehors, en plus de la produire avec sa compagnie Hôtel-Motel ; cet auteur et metteur en scène globe-trotteur (L’affiche, Bibishde Kinshasa) en connaît un bout sur l’abord dramatique et scénique des conflits armés.
Dans la pièce, des frères se disputent l’occupation de territoires, grands et petits. Au centre du drame : Arnaud, reporter de guerre, qui revient momentanément dans son village natal afin d’assister à la lecture du testament de son père. « Depuis le 11 septembre 2001 jusqu’à aujourd’hui avec la Syrie, je suis sensible à l’immense distance qui nous sépare des conflits mondiaux, dont nous sommes en majeure partie préservés. On se sent interpelé parce que c’est de l’horreur humaine, mais ça ne vient pas tant changer nos vies quotidiennes. » Il retient d’un voyage en Croatie les nombreux témoignages d’éclatements soudains de la violence entre voisins, entre amis d’hier, quand explosent les haines ethniques. « D’où l’idée de ramener ça à la cellule familiale, de jouer sur la double difficulté des rapports fraternels, quels qu’ils soient », explique celui qui jure pourtant entretenir d’excellentes relations avec ses propres frères, André et Jacques, respectivement avocat et chorégraphe-compositeur.
Dans sa zone
Il y a quelques semaines, on apprenait que Gilles Poulin-Denis allait prendre la relève de René Cormier, metteur en scène acadien récemment nommé au Sénat, à la direction de la biennale ottavienne Zones théâtrales. Vitrine chapeautée par le Centre national des arts et s’adressant notamment aux diffuseurs, l’événement constitue également un grand rassemblement pour les compagnies membres de l’Association des théâtres francophones du Canada (ATFC).
« Je suis sorti de l’université depuis 13 ans, et j’ai été choyé d’être accueilli et soutenu par des structures de création un peu partout au pays. C’est une manière pour moi de m’impliquer autrement dans le milieu franco-canadien. » Principal objectif du nouveau directeur : faire une place aux créateurs indépendants, et ce, sans négliger l’apport des théâtres établis, souvent depuis des décennies, dans les communautés francophones minoritaires d’un océan à l’autre.
« Les compagnies, c’est l’ancrage, c’est la base », dit celui qui croit par contre appartenir à une génération plus mobile, attachée à ses origines mais toujours attirée par les sirènes de Montréal ou de Québec. « Favoriser la rétention des artistes constitue une responsabilité pour l’ATFC comme pour les Zones. Il y a des jeunes professionnels qui, ne connaissant pas les possibilités de réseautage, de partenariat et d’accueil que les institutions peuvent offrir, vont déménager au Québec ou préférer travailler en anglais. Ce sera ma job de leur faire connaître la biennale. »