Florent Siaud remonte aux sources de l’obscurantisme
![Florent Siaud observe une «sorte de repli sur soi, d'anxiété [similaire] à ce qu'on pouvait noter en Allemagne» après la fin de la Première Guerre mondiale.](https://media1.ledevoir.com/images_galerie/nwd_492429_349412/image.jpg)
Florent Siaud observe une « sorte de repli sur soi, d’anxiété [similaire] à ce qu’on pouvait noter en Allemagne » après la fin de la Première Guerre mondiale.
Souvent montée en Europe, l’oeuvre du germanophone Ödön von Horváth est franchement négligée sur nos scènes. Pourtant, « son théâtre nous parle encore beaucoup », assure Florent Siaud. Pour sa deuxième collaboration avec le Groupe de la Veillée — après son beau Illusions, en 2015 —, le jeune metteur en scène a choisi Don Juan revient de la guerre. Une pièce campée dans l’univers de l’entre-deux-guerres, où il voit « un écho assez troublant avec notre époque ». Notre belle période d’incertitude marquée par des remous politiques et subissant encore les répercussions de la crise financière.
« Ödön von Horváth a écrit sa pièce en 1935, et il choisit non pas de dénoncer le nazisme, qui est déjà en place, mais plutôt de se plonger dans la période 1918-1923, donc dans sa génèse. Il examine les facteurs qui ont créé des conditions favorables à l’irruption de l’obscurantisme : le malaise du peuple allemand qui est sorti humilié de la Première Guerre mondiale, avec le Traité de Versailles, la crise de l’inflation. C’est une démarche très forte. Et c’est pourquoi ça m’a intéressé. Aujourd’hui, on voit des signaux inquiétants en provenance de certains pays. »
Florent Siaud observe une « sorte de repli sur soi, d’anxiété [similaire] à ce qu’on pouvait noter en Allemagne à l’époque ». Le créateur craint que le pire ne soit à venir. D’où la nécessité d’une réflexion sur le contexte actuel, afin d’examiner avec lucidité les sources du mécontentement populaire « plutôt que de seulement juger les peuples qui votent mal ». Pour voir la souffrance derrière.
Don Juan, pour moi, c'est aussi une métaphore de l'homme impérialiste qui n'a pas compris que le monde est en train de bouger
En se documentant sur la crise inflationniste d’après-guerre, il a été frappé par ses impacts sociaux : « un monde en perte de repères, où toutes les valeurs semblent se vider de sens ». Sous le règne de la nouvelle économie, susceptible de rendre richissime « en un clic », Siaud considère qu’on vit un « évidement des valeurs » un peu du même type. « Tout idéal, de l’ordre de la démocratie, de la liberté, de l’humanisme, est en train de disparaître, au profit de l’argent-maître, de la notoriété sur les réseaux sociaux. Il y a comme une perte des valeurs humanistes qui ont fondé jusque-là la civilisation occidentale. » D’où, selon lui, le regain du religieux. « On ne sait plus à quoi se raccrocher, on n’arrive plus à trouver du sens dans ce matérialisme outrancier. »
Le metteur en scène, qui revient de sa France natale — en tournée de la pièce Nina, c’est autre chose, avec Éric Bernier et Renaud Lacelle-Bourdon —, sent une « grande désespérance » sur le Vieux Continent, plusieurs fois attaqué. « Il y a une peur latente qui se distille comme un poison noir au quotidien. » Un venin contre lequel nous ne sommes pas immunisés.
La mort de l’idéal
Personnage « énigmatique », plus lunaire que dans les versions de Molière ou de Mozart, ce Don Juan rentre traumatisé des tranchées. Et, croit-il d’abord, transformé. Le séducteur compte sur une fiancée, jadis abandonnée, pour le racheter de son passé. Sans savoir qu’elle est déjà morte. « Il a besoin d’aspirer à quelque chose de plus grand, afin d’oublier la guerre, ou ses propres égarements. Mais cet idéal est disparu. C’est une quête vaine qui conduit vers le gouffre. »
Comme Quartett, première pièce que Florent Siaud a montée ici et « oeuvre fondatrice » dans sa démarche, Don Juan revient de la guerre met au jour la cruauté des rapports humains. « On y retrouve les mêmes mécanismes », les relations de pouvoir qui s’exercent jusque dans la sphère intime. « Dans chaque scène où Don Juan apparaît, il y a un rapport très conflictuel où un personnage prend le pouvoir et un autre est soumis. »
Le libertin croise 35 personnages féminins, une véritable fresque sociale, représentative de l’Allemagne d’alors. « C’est une pièce sur l’humiliation vécue jusque dans la chair. Et on voit l’outrecuidance de l’homme qui vient de l’ancien monde et qui pense dominer toutes ces femmes. Sauf qu’il se trompe et va droit dans le mur. Don Juan, pour moi, c’est aussi une métaphore de l’homme impérialiste qui n’a pas compris que le monde est en train de bouger. » Il reste aveugle à la mutation d’une société où les femmes ont pris leur place.
Pour le rôle-titre, Maxim Gaudette s’est imposé. « Je cherchais un Don Juan paradoxal. Et je trouve que [Gaudette] a cette capacité de nous projeter dans un monde un peu irréel tout en étant incarné. » Le comédien est entouré d’une impressionnante distribution féminine : Evelyne de la Chenelière, Kim Despatis, Marie-France Lambert, Danielle Proulx, Évelyne Rompré et Mylène Saint-Sauveur. Des actrices ayant la « mobilité » requise pour composer chacune plusieurs rôles, le temps de brèves apparitions. Une dimension chorale vient « accentuer le côté inexorable du récit initiatique ».
La gageure du créateur : donner un souffle continu à cette pièce fragmentée en 24 tableaux « écrits comme de petites scènes de cinéma », où la mélancolie cohabite avec la pulsion érotique des Années folles. « On cherche à inventer une grammaire qui oscille entre la douleur et une joie de vivre débridée. C’est une aventure. »