Un «show» des origines

À chacun son solo identitaire. Comme avant lui les Mani Soleymanlou (Un et compagnie) ou Kevin McCoy (Norge), Didier Lucien s’offre un show des origines. Né en Haïti, immigré au Québec à un an, et donc perçu comme un « nouvel arrivant » depuis 49 années, note-t-il avec ironie, le comédien est de ces néo-Québécois un peu assis entre deux identités. Entre une patrie natale inconnue à laquelle il n’appartient plus vraiment et son pays de neige où il est constamment renvoyé à sa différence, à ses racines. D’où ce questionnement, que Lucien creuse en retraçant l’histoire, douloureuse et mouvementée, de la première république noire indépendante.
Le dédoublement règne d’ailleurs sur ce spectacle où Lucien finit par dialoguer avec lui-même et où l’ancien président « à vie » d’Haïti François Duvalier est représenté par une trinité. Objet baroque, protéiforme, morcelé, Ai-je du sang de dictateur ? mélange fiction et réel, convoque un peu de didactisme, quelques chansons et même un brin de science-fiction. Le show s’ouvre sur un monologue aux allures de stand up, se poursuit par l’enregistrement d’une fausse émission de télévision sur Haïti, avec comme animateur un Didier Lucien vite mal à l’aise de raconter l’histoire d’un pays où il n’a jamais mis les pieds. Une contrée que le comédien finira par découvrir, mais pas avant que le spectacle ne passe par une étonnante personnification de Duvalier. Ces segments évoquent le régime de terreur instauré par « Papa Doc », mais aussi le culte de la personnalité sur lequel le dictateur s’est appuyé, et l’aspect mise en scène qu’a comporté son règne mégalomane.
« Je suis un acteur, alors je me demande ce que ça fait d’être considéré comme un Dieu. » Un one man show, est-ce que ça ne tient pas un peu aussi de la mégalomanie ? Surtout dans un spectacle où l’auteur-acteur est partout, se démultipliant à loisir grâce à la vidéo (les séquences filmées et d’animation créées par Éric Trottier concourent au ludisme du show). Au deuxième degré, Didier Lucien semble jouer sur ce parallèle. L’interprète use lui-même de son pouvoir sur un public captif : le plongeant dans une obscurité menaçante, demandant sa participation…
Cette comédie noire (sans jeu de mots) codirigée avec Guillaume Chouinard accuse des longueurs, voire une certaine complaisance dans l’horreur peut-être, mais comporte des passages saisissants. Je pense à cette scène où Duvalier devient le véritable chef d’orchestre d’une macabre symphonie de violence et de souffrances.
Didier Lucien brille dans ses compositions du despote, qu’il dessine à la fois doucereux et inquiétant. L’interprète paraît d’une telle aisance que, le soir de la première, il se promenait avant le début du spectacle dans le théâtre afin de saluer ses connaissances. La revanche d’un comédien qu’on ne voit guère sur nos scènes.