Quelques actes de neige

Une fenêtre sépare les acteurs, dehors dans la neige, des spectateurs au chaud à l’intérieur, dans «Agaguk» (2008) de Théâtre Sous Zéro.
Photo: Sophie Martin Une fenêtre sépare les acteurs, dehors dans la neige, des spectateurs au chaud à l’intérieur, dans «Agaguk» (2008) de Théâtre Sous Zéro.

Comment les artistes d’aujourd’hui pensent-ils la neige dans leurs oeuvres ? Entre technique et poétique, symbolisme et syncrétisme, Le Devoir explore cette humeur blanche qui colore nos imaginaires. Aujourd’hui, discussion hivernale sur nos manières de mettre les neiges en scène.

« Ici, la neige est un état d’âme. » Ainsi écrit le dramaturge d’adoption québécoise Kevin McCoy, en avant-propos de sa très récente pièce Norge (2016). Cette phrase, par sa poésie, a frappé la spécialiste de l’imaginaire du Nord et du théâtre contemporain québécois Julie Gagné. « Je trouve que c’est tout à fait vrai. Au quotidien, la neige nous contraint, nous confine à l’intérieur, engendre de la frustration parce qu’elle brise notre rythme quotidien. Mais en général, sur scène, elle forme un lieu d’imaginaire, une occasion d’exprimer la beauté de la nordicité et de montrer un certain malaise intime. Les personnages parlant ou souffrant du froid en viennent souvent à mettre des mots sur l’indicible. »

Aimerait-on mieux la neige sur scène que dans la vraie vie ? Tout à fait, rigole Mme Gagné. « Même si on va rire aussi de cette marde blanche-là et de la slush, d’un point de vue esthétique on aime représenter la neige, parce qu’elle est sublime, parce que tout d’un coup, on est fier de vivre dans ce territoire enneigé-là. »

Celle qui a fait sa maîtrise sur la pratique du froid dans le théâtre contemporain québécois rappelle que le nombre de références, même petites, à la neige et au froid qu’on retrouve dans l’ensemble des pièces de théâtre d’ici est important. « Et ce sont des signes qui vont traverser l’histoire. La nordicité, l’hivernité sont des thématiques qui permettent une certaine lecture des oeuvres d’art à travers le temps. Ç’a toujours été là — depuis le poème Soir d’hiver de Nelligan jusqu’à sa réinterprétation dans Norge —, comme si ça traversait les époques en permettant certains dialogues. Les grands tableaux nordiques et les grandes fresques sont réutilisés par d’autres artistes ensuite. »

Je suis neige

 

La neige, poursuit la spécialiste de l’imaginaire du Nord, du froid et de l’hiver, serait une façon de construire notre identité, une racine, froide peut-être mais profonde. « C’est presque politique. Dans La complainte des hivers rouges de Roland Lepage (1974), l’envahisseur américain vient asservir le Canadien français en le laissant dans la neige. Il y a une façon de passer à travers ces signes les fondements ou les identités d’un peuple, d’un peuple qui en vient à être fier de braver annuellement cette expérience. On le voit aussi dans la première neige comme un rituel, autant source de joie pour les enfants que baptême culturel pour les immigrants. Elle campe le lieu dans un territoire nordique. »

Car on ne patauge pas tous dans la poudreuse de la même manière. « On n’a pas tous le même Nord, poursuit Julie Gagné. En Scandinavie, leur Nord semble plus brumeux, plus montagneux, plus sombre — ils ont beaucoup de références à la noirceur et à la pénombre. Le Québec a la chance d’avoir un des hivers les plus neigeux, peut-être est-ce pour ça qu’on en parle beaucoup ! Le rapport à la neige varie aussi culturellement. Pour nous, la neige est froide, alors que pour les Inuits, elle représente la chaleur, puisqu’elle leur permet de s’abriter. Il y a ainsi des contraintes qu’on s’impose psychologiquement qui font qu’on gère le matériau nordique différemment — et qu’on le représente aussi autrement. »

Le confort du spectateur

Si la neige appelle le froid, cette sensation n’est jamais utilisée directement sur nos scènes. Le Théâtre Sous Zéro, à Québec, propose l’expérience la plus « nature », en posant les acteurs dans la neige. Les spectateurs, eux, restent bien au chaud derrière une vitre. Pas d’immersion, donc, pas de défi au sempiternel confort des spectateurs. « Peut-être qu’on se dit qu’au théâtre, on ne peut pas faire payer les gens pour qu’ils se les gèlent ? Il faut dire qu’Igloofest ou la place des Festivals à Montréal permettent ce genre d’immersion, ajoute l’observatrice. Mon absolu fantasme serait une création qui plongerait le spectateur dans une espèce de froidure, directement. Mais je n’ai encore rien vu de tel. »

Julie Gagné nomme tout de même les ventilateurs, dans Temps de Wajdi Mouawad (2011), qui refroidissaient un chouïa l’ambiance. Et La nuit juste avant les forêts (Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Brigitte Haentjens, 2010). « Quand je suis allée voir la pièce, il faisait froid dans la salle, et on trouvait des couvertures sur les sièges. J’ai trouvé ça génial, tant ça montrait la super-solitude du personnage… mais c’était finalement parce que le chauffage ne fonctionnait plus ! C’est dommage, je trouvais que ça rajoutait au spectacle… »

Des lumières, des draps blancs, des projections peuvent représenter la neige. Ou, par opposition, un abri, un feu. Quelques fois, la représentation est plus abstraite, comme dans Attentat (collectif, mise en scène de Gabrielle et Véronique Côté, 2014), où deux acteurs en raquettes marchaient sur des sacs de papier bruns qui, s’écrasant, reproduisaient le son de pas enfonçant une croûte neigeuse. Ou dans Just Fake It (voir encadré), où l’on râpait une chandelle pour faire tomber des flocons de cire.

« Je pense qu’on reste assez conventionnel dans notre représentation de la neige au théâtre. C’est souvent très tangible, avec des signes, alors que ce devrait être sans limites, en fait, les manières de représenter. J’ai l’impression qu’il y a des pistes à explorer. » Comme si on n’allait pas tout au bout de l’imaginaire, poursuit Julie Gagné, dans l’exploration d’un élément qu’on associe pourtant très profondément à notre identité. La spécialiste conclut avec une autre citation, du médecin-poète Jean Désy : « Il fait froid / Il fait la température de moi-même. »

Les cinq plus belles neiges du théâtre récent

Julie Gagné, spécialiste de l’imaginaire du Nord, du froid et de l’hiver depuis sa maîtrise sur la pratique du froid en théâtre contemporain québécois, partage sa courte liste au Devoir.

Théâtre Sous Zéro. Une fenêtre sépare les acteurs, dehors dans le Grand Blanc, des spectateurs bien au chaud en dedans, pour des représentations de La guerre des tuques (2013 et 2015) ou d’Agaguk (2008). La spécialiste le pose en haut de sa liste « à cause de l’emprise réelle de la neige, qui créée parfois des situations cocasses. Ça oblige à concevoir un espace scénique complètement différent. C’est un défi physique pour les comédiens ; on les voit avoir vraiment le souffle haletant, le nez rouge… »

Invention du chauffage central en Nouvelle-France (Alexis Martin, mise en scène de Daniel Brière, 2012). « Pour son passage qui renvoie à la poésie de Rabelais qui ferait neiger les mots, et les mots qui en viennent visuellement à neiger sur scène jusqu’à créer une petite accumulation. Intéressant. »

Just Fake It (collectif, mise en scène de Catherine Bourgeois, 2011). « Le personnage y parle de la futilité de la consommation et de l’apparence, il en vient à se dénuder sur scène. Un autre vient râper une chandelle blanche au-dessus de sa tête, ça crée une illusion de neige et ça accentue l’effet lamentable de la solitude. »

Norge (Kevin McCoy, 2016). « Pour le discours et les parallèles qui s’y établissent entre les artistes norvégiens et ceux d’ici, entre par exemple le Cri de Munch et une relecture de Soir d’hiver de Nelligan, qui fait qu’on entend “ Je suis la nouvelle Norvège / D’où les blonds ciels s’en sont allés ” autrement. »

Roche papier couteau… (Marilyn Perreault, mise en scène de Marc Dumesnil, 2007). « Où la langue brusque, violente, est marquée par le froid et le passage du vent. Une froideur qui en devient psychologique. »

 



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