L’utopie au pouvoir

C’est sous la silhouette légendaire de Paul Buissonneau, gravée en verre dans la salle de répétitions du Quat’Sous, qu’Olivier Kemeid prend la pose pour notre photographe. Le nouveau directeur artistique et codirecteur général du « petit grand théâtre » a eu une pensée émue pour le fondateur en acceptant son poste, avec un « mélange de vertige et d’enthousiasme ». Depuis sa nomination, dont l’annonce est tombée fin juin, il mesure tout l’attachement des Montréalais, même de ceux qui ne le fréquentent pas forcément, pour ce lieu au passé « si fort ».
Le créateur, né au square Saint-Louis, entretient lui-même un lien particulier avec le théâtre de Quat’Sous. C’est là qu’il a été le plus joué, et qu’il a obtenu sa première chance, grâce à une commande de celui-là même qu’il remplacera dès la fin de septembre, Éric Jean, en place depuis 2004. Là aussi qu’il va créer Les manchots en mars prochain.
Rentrée chargée pour cet auteur et metteur en scène (Moi, dans les ruines rouges du siècle, l’Énéide) toujours très actif : présentation de Five Kings à Limoges, cocréation des Lettres arabes 2 à l’Espace libre. De ses quatre années passées à la tête de ce dernier lieu (2006-2010), Kemeid aura d’ailleurs appris la nécessité de sortir de sa zone de confort artistique. « Il faut bâtir des saisons cohérentes, signées, sans tomber pour autant dans un réflexe clanique. Comme créateur, on a le réflexe de monter ce qu’on aime. Mais il faut rester ouvert pour permettre à plusieurs courants de cohabiter. Je pense qu’un directeur artistique a le devoir de rester à l’affût des nouvelles tendances, des différentes esthétiques, sans diluer l’identité du théâtre par un trop grand éclectisme. Ça exige une navigation assez précise. »
À ce titre, si l’ancienne maison de Pierre Bernard et de Wajdi Mouawad a pris des couleurs différentes selon les directorats, son mandat reste d’être « un incubateur », offrant une tribune aux créateurs qui marqueront le paysage théâtral, affirme Kemeid. Outre les créations, le nouveau directeur privilégiera un répertoire contemporain mondial qui lui « semble ne pas avoir toujours une grande place à Montréal ».
Homme de texte et de sens, se méfiant du divertissement pur (en insistant sur l’adjectif) « qui n’est pas raccroché à une réflexion », le bachelier en sciences politiques et en philosophie entend aussi ne programmer que ce qui « relève de l’absolue nécessité ».
Repenser les formules
Olivier Kemeid a présenté au comité de sélection un projet axé sur deux grandes idées. D’abord, celle d’« arrimer un lien fort avec la Cité », prise dans un sens large inspiré du concept grec d’agora, afin que le Quat’Sous devienne un « lieu de réflexion, de poésie, de propositions esthétiques et éthiques ». « J’ai envie d’articuler, autour des spectacles, des conférences, des rencontres avec des littéraires, des philosophes… De décloisonner un peu le théâtre en prolongeant les échanges. »
Dans la même veine, il projette de constituer un comité consultatif d’artistes associés — qui ne seraient pas uniquement issus du théâtre — afin de nourrir ses choix. Un groupe où « circuleraient des propositions, des utopies, des envies et des textes » afin d’entrevoir à plus long terme les projets stimulants. « Je crois aussi avoir le devoir de repenser certaines manières de faire du théâtre. S’il y a un lieu où on peut le faire, c’est le Quat’Sous. Un modèle s’est installé, souvent à cause des ressources financières, des exigences des conseils des arts : un format assez rigide où on présente cinq spectacles, qu’on répète pendant huit semaines… J’ai envie d’essayer de proposer autre chose, de réfléchir à d’autres manières de faire des saisons. » De remettre en question même la formule de l’abonnement fixe, qui ne convient pas à la jeune génération.
La nomination d’Olivier Kemeid s’inscrit dans un renouvellement récent de certaines directions à Montréal. Ces dernières années ont vu une relève de la garde au Théâtre d’Aujourd’hui, chez Denise-Pelletier, à l’Espace libre, à la Chapelle. « Sauf aux Écuries, personne de ma génération n’est bâtisseur-fondateur, note-t-il. On hérite de théâtres déjà fondés. » Ce qui induit un lien différent. « Moi, j’arrive comme locataire. J’essaierai de ne jamais dire : mon Quat’Sous. » Très soucieux de diversité culturelle sur scène comme de pluralité socio-économique dans le public, le nouveau directeur caresse plutôt l’utopie d’en faire « le Quat’Sous de bien du monde ».