Folies à deux

Jadis réputé pour ses spectacles-collages ludiques et empreints de virtuosité, le codirecteur du Théâtre UBU nous propose une nouvelle exploration dans un tout autre univers. Celui de Roland Dubillard (1923-2011), acteur « prodigieux », écrivain, logicien, philosophe. Méconnu chez nous — Denis Marleau se souvient d’une production des Diablogues au petit Café de la Place, en 1980 —, son théâtre étonnant, décalé, tissé d’humour et de tendresse fait toujours le bonheur des comédiens en France.
« Il avait une passion pour la musique, ça paraît dans son écriture, décrit le metteur en scène. C’est un écrivain avec un imaginaire, mais aussi une langue qui lui est propre. Il y a un art poétique, Dubillard. C’est un état d’esprit très particulier. »
Délicieux duos langagiers mettant toujours en interaction les personnages anonymes Un et Deux, Les diablogues sont d’abord nés à la radio, au début des années 50, sous la forme de sketchs. Leur succès incite l’auteur à les porter sur scène en 1975. Il les jouera lui-même longtemps en compagnie de Claude Piéplu.
Dubillard avait l’art de composer des dialogues, souvent absurdes, possédant leur logique propre. « Il était fasciné par la mécanique du langage, intéressé par la limite de ce qui peut se dire. Il s’amusait donc à pousser la logique. Mais toujours sur un mode léger. »
Pour autant, ces « petits bijoux » ne cherchent pas absolument le rire. Ils développent des « états », parfois marqués par une touche de mélancolie. « Il y a là quelque chose de très humain, qui relève de l’enfance, aussi. »
Associé au théâtre dit de l’absurde, le dramaturge s’inscrit dans la lignée des Ionesco et Beckett. Mais au contraire de ces auteurs, « il part toujours de choses très concrètes. Chez Dubillard, c’est rempli d’objets et d’allusions à la vie quotidienne. Mais tout à coup, ça déraille… »
Dialogues de sourds
Parmi les dizaines de Diablogues, le metteur en scène a fini par en conserver 15 au bout d’un long processus. Il s’est d’abord laissé guider par les comédiens avec lesquels il avait envie de travailler : les fidèles collaborateurs Carl Béchard, Bernard Meney, Sylvie Léonard, Bruno Marcil, Isabeau Blanche, ainsi qu’un petit nouveau chez UBU, Olivier Morin. Obsédée par la rythmique et la musicalité, cette écriture est très exigeante pour l’interprète, qui se doit d’être extrêmement malléable, précise Marleau. « Elle requiert une capacité de jouer différents états dans un temps très court, de changer d’intensité, de pleurer, de rire. C’est très riche pour le jeu théâtral. »
Les pièces choisies racontent souvent des « conversations impossibles, ou des dialogues de sourds. Mais bien qu’ils soient chacun dans leur logique, il y a des moments de rencontres, tout à coup, entre ces personnages. C’est cette humanité qui m’a beaucoup touché. » Et ce qui rend ce théâtre « passionnant », c’est de suivre le travail du langage, Ie processus de la pensée, les chemins de la logique. « Si on ne joue pas les processus, qu’on cherche juste le gag, ce n’est pas intéressant. »
L’un des enjeux du créateur était d’unifier cet ensemble de tableaux — Les diablogues contiennent d’ailleurs des références récurrentes à certains personnages — afin de montrer qu’ils participent du même univers. « Il y a des changements d’atmosphère, évidemment. Mais on retrouve presque un état de jeu particulier spécifique à chaque acteur, même s’il interprète plusieurs personnages. Je joue beaucoup sur la notion d’interchangeabilité. »
C’est là où le spectacle rejoint le réputé show-collage d’UBU, Oulipo Show. En beaucoup moins mécanique. Axés sur la relation à l’autre, Les diablogues relèvent plutôt du théâtre de situations.
Une autre dimension
Mais il s’agit là aussi d’un ouvrage de grande précision. Si ces sketchs pouvaient être simplement joués par deux acteurs devant un décor noir, comme ils le sont habituellement, Denis Marleau a tenté de leur donner une autre dimension, à travers tout un travail formel. « J’ai tenu à ce qu’il y ait une recherche sur la façon de présenter le réel chez Dubillard, avec un travail sur l’image qui joue sur l’ambiguïté de la perception. » Les images vidéos créées par Stéphanie Jasmin moduleront l’espace selon les situations.
« Je dis souvent aux comédiens de jouer comme dans un tableau. Il y a quelque chose de très pictural dans la présentation de ces personnages, qui met en relief le côté un peu suranné, très poétique de Dubillard. On est en dehors du temps, dans une autre dimension. »
Roland Dubillard est de ces auteurs qui, après la Seconde Guerre mondiale, ont voulu sortir du naturalisme, faire éclater un réel insupportable. Et Dieu sait que notre époque a aussi besoin de poésie… « Je pense qu’on a besoin de vivre des expériences qui nous sortent un peu de notre quotidien. Moi, ce que je recherche chaque fois, c’est de rencontrer l’art poétique d’un auteur, et d’être un peu dirigé par lui, afin de voir le monde à travers ses yeux. À travers les nouvelles réalités qu’il est parvenu à créer. »