L’avalé des rois

Engagé depuis cinq ans dans une réécriture du Cycle des rois, Olivier Kemeid traduit aujourd’hui cette expérience par une métaphore sylvestre : « Il a fallu que j’avance dans ma forêt shakespearienne, que je m’y égare avec plaisir, mais aussi avec un sentiment de peur que j’ai dû accepter avant de trouver mon propre chemin. Ça nécessite parfois une certaine violence, on progresse à coups de hache dans les broussailles, quitte à écraser quelques belles fleurs au passage. »
L’ont poussé dans cette contrée sauvage l’acteur Patrice Dubois et le concepteur d’éclairages Martin Labrecque. Les deux vieux complices s’étaient mis en tête de ressusciter le projet Five Kings, ambitieux montage dramatique réalisé par Orson Welles à la fin des années 30 et qui fusionnait cinq tragédies historiques de Shakespeare. Ils enrôlèrent vite Frédéric Dubois pour en signer la mise en scène, et Kemeid hérita pour sa part de la réécriture du texte, aujourd’hui sous-titré L’histoire de notre chute.
Cadeau empoisonné que de tenir la plume sur cet immense navire, l’un des événements les plus attendus de notre automne théâtral, qui accoste finalement cette semaine à l’Espace Go ? « Trois fois au cours de ces années, j’ai appelé les gars pour leur dire que j’abandonnais, convaincu que je n’y arriverais pas. Ça m’a tout pris, je n’ai pratiquement rien écrit à côté, ça m’a vidé… mais au final, ça m’a énormément rempli aussi, bien sûr », raconte l’auteur de Moi dans les ruines rouges du siècle et Furieux et désespérés.
Les couronnes sont creuses
Bien qu’elles ne furent pas écrites dans cet ordre et encore moins pour être jouées ensemble, Richard II, Henry IV, Henry V, Henry VI et Richard III racontent, une fois remises bout à bout, un siècle de guerres fratricides au sein de la famille Plantagenêt pour le contrôle de la couronne britannique. « Là où Shakespeare m’apparaît comme particulièrement révolutionnaire pour son époque, c’est qu’il ne traite absolument pas de la question de Dieu. C’est un humaniste, et il montre bien que les rois ne sont pas de droit divin : ce ne sont que des hommes, et leur couronne est creuse sur leur tête. »
Olivier Kemeid, directeur artistique des Trois Tristes Tigres, qui coproduisent le spectacle avec le Théâtre PAP et le Théâtre des Fonds de Tiroirs, enchaîne : « Il y a aussi cette force exceptionnelle chez Shakespeare dans la description de mécanismes de pouvoir qui ne changeront jamais. Lors d’une résidence d’écriture à La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, qui fut une étape importante pour moi et la troupe, nous avons présenté une première version de notre Richard II. Les spectateurs français y ont tout de suite reconnu Nicolas Sarkozy, ainsi qu’Angela Merkel sous les traits de Northumberland ; pour eux, c’était d’une telle évidence, alors que nous n’y avions absolument pas pensé. »
D’une durée de cinq heures, Five Kings. L’histoire de notre chute se déroule entre 1965 et 2015, chaque chapitre correspondant grosso modo à une décennie. « Les années soixante ont représenté un moment de légitimité politique, avec un respect des institutions qui s’est perdu depuis. Dans les années 70, il y a cette grande utopie un peu hippie que représente bien le personnage de Falstaff, avec cette union du bas et du haut, du corps et de l’esprit. Les années 80 ont balayé tout ça : ce sont les années cash, les années coke, le triomphe de Wall Street… »
La chute des mâles
Le XVe siècle anglais, c’est aussi la longue guerre de Cent Ans contre les Valois pour la possession du royaume de France. Olivier Kemeid rappelle que le fameux discours patriotique que Shakespeare met dans la bouche d’Henry V, l’archiconnu « We few, we happy few, we band of brothers… », imprègne encore l’imaginaire collectif, notamment grâce au cinéma.
« Considérant que le Pentagone a distribué ce texte à tous ses soldats impliqués dans les interventions américaines en Irak, il ne fut pas difficile d’identifier qui, dans le paysage géopolitique actuel, incarnait ce grand ennemi étranger », dit-il en souriant. Il souligne du même souffle le sort dramaturgique réservé à Jeanne d’Arc dans le Cycle des rois : « La terroriste, la folle de Dieu, c’est elle. »
Dans ce monde de mâles replanté en contexte contemporain par quatre hommes de théâtre, il semblait évident pour l’auteur que les femmes se devaient d’avoir en quelque sorte le dernier mot : « Impuissantes, broyées par l’histoire, les femmes shakespeariennes n’en détiennent pas moins d’immenses pouvoirs. Celui du langage d’abord, ce qui n’est pas rien, des dons de prémonition aussi ; ce sont des Cassandre, des Hécube. Il y a là un espoir. »