Ce mirage que sont nos vies

En novembre 2013, le Groupe de la Veillée frappait un grand coup en présentant Oxygène, du dramaturge russe contemporain Ivan Viripaev, dans une mise en scène particulièrement incisive de Christian Lapointe. La directrice artistique, Carmen Jolin, a remis ça cette saison, en confiant cette fois un autre opus du même Viripaev à un jeune metteur en scène qui multiplie les projets des deux côtés de l’Atlantique.
« L’un des grands défis, c’est que les deux pièces sont très différentes, dans la langue, dans le style », confie d’entrée de jeu Florent Siaud. « Oxygène était très percutante, frontale, en écho à une certaine mouvance du théâtre britannique des années 90 ; Illusions développe une écriture très douce, très enveloppante, tout en faux-semblants et suivant une forme beaucoup moins explicite dans sa violence. Il parvient pourtant à nous inoculer ce même doute intérieur vertigineux. »
La forme paraît toute simple : quatre trentenaires nous racontent quelques épisodes tirés de la vie de deux couples d’octogénaires — eux-mêmes ? leurs grands-parents ? — qui, au soir de leur existence, voient leurs convictions les plus profondes être profondément remises en question : « Ce qui intéresse Viripaev, c’est l’épaisseur tragique de nos dilemmes quotidiens, les incidences cataclysmiques de nos petits mensonges, les bouleversements intimes que produit la compréhension nouvelle d’une relation, même après soixante ans de vie partagée. Il jette un discrédit sur la notion de vérité en nous montrant que la vie est profondément subjective et que son sens ne se dégage que dans l’expérience que nous en avons dans le moment présent. Tout se remet en ordre à chaque fois, selon l’intensité de l’instant, et notre histoire change de sens et de perspective. »
Florient Siaud perçoit dans l’écriture très novatrice et faussement limpide de Viripaev une traversée des grands courants des siècles passés, du romantisme allemand aux grandes entreprises postmodernes de déconstruction. « Il a connu tout ça, et ce qu’il en retire, ce sont les grandes questions : qu’est-ce qui fait que nous, êtres humains, choisissons de continuer à vivre ? Quel est le sens de nos actions sur Terre ? Qu’est-ce qui fait que nous continuons à nous lever le matin, à nous projeter vers le futur ou vers l’autre, que nous échappons malgré tout au nihilisme et à la vacuité, que nous ne sommes pas juste des choses posées dans un environnement physique ? »
Un certain enracinement québécois
En 2004, Florent Siaud découvrait à Lyon la démarche de Denis Marleau grâce aux Aveugles, dont il dit être sorti en tremblant. Dans la foulée, il écrit au fondateur de la compagnie UBU afin de solliciter un stage d’observation en sa compagnie. De fil en aiguille, il rencontre Brigitte Haentjens qu’il accompagnera à titre de conseiller dramaturgique. Passionné d’opéra et auteur d’une thèse de doctorat sur le processus de création et de répétition, il présentait en avril 2013 sa première mise en scène montréalaise, une superbe version du Quartett d’Heiner Müller accueillie à La Chapelle et produite par sa propre compagnie franco-québécoise, Les Songes turbulents.
« C’est une production qui nous a permis de montrer un peu notre esthétique et qui a eu des répercussions importantes, en termes de presse, mais aussi en termes de rencontres avec des directions artistiques d’ici », confie le metteur en scène. Il loue la patience et l’engagement de Carmen Jolin, avec qui il a eu de longs échanges passionnants avant d’en arriver au choix d’un texte puis d’une distribution qui promet : Paul Ahmarani, David Boutin, Évelyne de la Chenelière et Marie-Ève Pelletier.
« Bizarrement, je me sens plus à l’aise de travailler avec des comédiens québécois qu’européens, peut-être parce que j’en ai fréquenté beaucoup en travaillant auprès de Denis ou de Brigitte. Je leur trouve une générosité, une ouverture et une volonté de chercher sans oeillères qui me permettent d’explorer beaucoup plus de couches et d’orientations différentes, ce qui est capital avec un tel texte. » Florent Siaud se dit d’ailleurs comblé par son agenda montréalais pour la saison prochaine : outre quelques rendez-vous professionnels, il accompagnera également les étudiants en interprétation théâtrale de l’UQAM le temps d’un Marivaux. Il avoue en terminant qu’il ne cracherait pas sur la possibilité de revisiter quelques pans du répertoire québécois : « Pouvoir monter ici un texte de Carole Fréchette ou de Normand Chaurette, par exemple, ce serait génial ! »
Ce qui intéresse Viripaev, c’est l’épaisseur tragique de nos dilemmes quotidiens, les incidences cataclysmiques de nos petits mensonges, les bouleversements intimes que produit la compréhension nouvelle d’une relation, même après soixante ans de vie partagée