L’inflation du je

Denise Gagnon, dans la pièce mise en scène par Christian Lapointe
Photo: Nicola-Frank Vachon Denise Gagnon, dans la pièce mise en scène par Christian Lapointe

Surprise au Trident : le rideau s’ouvre, en plein mois de janvier, sur un Noël kitsch. Les six membres d’une famille — les deux filles, leurs parents, leurs grands-parents — y fêtent au son de Petit papa Noël dans un décor d’été, entre piscine, chaises longues et faux gazon.

Oubliez la famille modèle : le portrait, bien vite, se fissure, alors que se révèlent les tensions et les véritables pensées de chacun. L’arrivée de l’oncle Bob et de son épouse, Madeleine, achève de faire exploser l’image, et le tableau, justement intitulé Destruction de la famille, bascule dans le suivant : Les cinq libertés essentielles à l’individu. Finie l’anecdote, disparus les personnages : les comédiens y livrent, en alternance ou en choeur, les mots d’un discours obsessif, celui du bonheur à tout prix. Puis, nouveau glissement : c’est Dans la république du bonheur, tableau hors de l’espace et du temps d’où sourd un étrange malaise. Au fil du spectacle s’ajoutent des chansons, faisant de l’ensemble une comédie musicale discordante.

Excès et contradictions

 

Matérialisme, désir de contrôle, individualisme, culte du corps : la pièce jette au visage mots et images, reflets des excès et des contradictions de notre temps et de sa course effrénée au bonheur individuel, en un miroir déformant. Peu de nouveau, toutefois, dans ce portrait satirique et caricatural, où s’amalgament répétition et surenchère. Ainsi, Dans la république… déroute non par son contenu, qui n’exclut pas les lieux communs, mais plutôt par sa structure éclatée, par sa déconstruction progressive. La pièce tient plutôt du discours, de la déclamation à plusieurs voix, dans un tout dont on chercherait en vain le fil, si ce n’est dans la première partie, et résistant par moments à la compréhension.

Christian Lapointe, son travail le montre, affectionne les formes qui poussent le théâtre dans ses limites. Il trouve chez Crimp, à l’évidence, un formidable terrain de jeu. Outre la scénographie colorée et clinquante, qui tranche avec les univers auxquels nous a habitués le metteur en scène, Lapointe fait ici, comme souvent, appel à de multiples canaux pour porter le discours : projections, micros, vidéo en direct et manipulation de figurines représentant les personnages. Omniprésence de l’image, prolifération du moi, de ses idées et de ses angoisses envahissent l’espace, sur fond de couleurs, en un festival de l’excès et du décalage, créant parfois des images surréalistes. Les comédiens, galvanisés, se font les interprètes remarquables de cette cérémonie étrange.

On peut aimer ou détester ce genre de proposition. Qu’elle interroge, ennuie ou enthousiasme, elle a cependant le mérite de déstabiliser et de susciter la réflexion. Elle offre au regard un objet théâtral inusité, tenant à la fois du carnaval, de la technologie, de la rigueur et du désordre, et prouve, une fois de plus, que Christian Lapointe est rarement là où on l’attend.

Dans la république du bonheur

Texte : Martin Crimp. Traduction : Philippe Djian. Adaptation et mise en scène : Christian Lapointe. Avec Normand Bissonnette, Lise Castonguay, Denise Gagnon, David Giguère, Ève Landry, Joanie Lehoux, Roland Lepage, Noémie O’Farrell. Coproduction du Théâtre du Trident et du Théâtre Blanc. Au Trident jusqu’au 7 février et à la Cinquième Salle de la Place des Arts du 19 au 28 février.

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