La bête humaine

Jean-Philippe Baril Guérard revient avec un texte coup-de-poing, présenté à l’Espace libre.
Photo: Annik MH De Carufel Le Devoir Jean-Philippe Baril Guérard revient avec un texte coup-de-poing, présenté à l’Espace libre.

Dans l’univers drôlement féroce de Jean-Philippe Baril Guérard, l’humain est un prédateur pour ses semblables, et la vie sociale, une lutte. Simple méchanceté entre amis, discours raciste, défense du capitalisme sauvage ou de l’eugénisme : les personnages de Tranche-cul justifient les énormités qu’ils profèrent par une « version très personnelle et intéressée » de la théorie de l’évolution, ce qu’on nomme le darwinisme social.

Leurs points de vue reposent sur le postulat d’une hiérarchie sociale où règne la loi du plus fort. La pièce du très actif auteur de 26 ans, qui vient aussi de publier un roman traitant d’un thème connexe (Sports et divertissements, aux Éditions de ta mère), pose la question suivante : « Est-ce qu’il doit toujours y avoir un bouc émissaire dans un groupe, une personne en bas de la chaîne alimentaire qui mange toutes les claques ? » À cette question, Baril Guérard répond : « Je défends la thèse que oui : il y a une part de cruauté inhérente chez l’humain. »

Parmi les motifs textuels récurrents de la pièce, il y a cette affirmation qu’on ne doit pas remettre en question, se battre contre ce qui est finalement une loi de la nature. Un déterminisme biologique qui est une manière pour les personnages de se déresponsabiliser, comme si l’admission de leur dimension animale légitimait leur férocité.

Cette courtepointe éclatée de tableaux liés thématiquement aborde une telle variété de sujets délicats, au degré de gravité croissant, qu’il devient vite évident, espère l’auteur, « que le sujet de la pièce n’est pas ce dont on parle, mais comment on en parle. C’est un show sur la méthode, sur notre façon d’argumenter ». Bonjour, en effet, les sophismes et raccourcis intellectuels. La pièce expose les dangereuses dérives auxquelles ce type de raisonnement peut mener.

Machiavélique, l’auteur se plaît à utiliser des opinions qui paraissent initialement séduisantes, capables de créer un consensus, avant d’ouvrir la porte aux glissements idéologiques. « C’est le principe de base qui guide l’écriture de chaque scène : présenter une pensée qui peut avoir de l’allure jusqu’à ce qu’on se rende compte que le personnage va trop loin et créer un sentiment de culpabilité chez le spectateur pour s’être attaché à lui. » Histoire de remettre en question la part d’intolérance qui se tapit sous notre vernis civilisé. Et de susciter une réflexion : est-on aussi critique qu’on le croit par rapport aux idées qu’on reçoit ? « Moi-même je me suis surpris pendant l’écriture à adhérer à ce qui est dit… »

Du virtuel au réel

 

L’auteur de Warwick reconnaît éprouver du plaisir à créer des « personnages haïssables, des pensées tordues ». « J’aime prêcher par le contre-exemple, ajoute-t-il.
Ça fait de bons shows ! » Sur le plan formel, ce texte relayé par 14 acteurs évoquerait d’ailleurs le Rouge gueule d’Étienne Lepage. « C’est l’une de mes expériences les plus fortes au théâtre ces dernières années, l’une des seules fois où je me suis senti bousculé, choqué. Cette pièce m’a tellement rentré dedans que je me suis dit que choquer était peut-être une des seules avenues qui nous restent… »

Tranche-cul offre un miroir déformant, grossi, mais fait écho à ce qu’on peut entendre dans les médias, croit l’auteur. « C’est comme si on prenait des internautes qui s’insultent dans un forum et qu’on les transposait dans la vie réelle. Quand on a une personne devant soi, on tempère généralement ses propos. C’est pourquoi les relations humaines sont très étranges, décalées, voire inacceptables, dans le spectacle. »

Peut-on tout dire ? Jean-Philippe Baril Guérard constate l’existence d’un « culte de l’opinion » généralisé. « Et je pense qu’une vision très pernicieuse du concept de liberté d’expression s’installe dans la société. On peut de plus en plus justifier des discours discutables en disant : j’ai droit à mon opinion. Mais c’est une question qui se pose depuis les années 2000, avec les radios de Québec : où est la ligne entre la diffamation et la liberté d’expression ? À quel moment est-ce que l’opinion devient insulte ? J’ai l’impression qu’on a mis un doigt dans un engrenage et qu’on ne pourra pas le ressortir. »

S’inquiétant des dérives potentielles, des rumeurs qui remplacent l’information (« les faits ont de moins en moins de valeur », déplore-t-il), mais sans prôner pour autant la censure, il ne voit guère de piste de solution. « Je pense que tout le monde doit avoir une responsabilité face à son propre discours. Et tout le monde devrait lire La rhétorique d’Aristote… » (rire). En attendant, direction Espace libre si vous avez envie de faire travailler, avec humour, votre esprit critique.

[J’éprouve du plaisir à créer] des personnages haïssables, des pensées tordues. J’aime prêcher par le contre-exemple. Ça fait de bons shows !

Tranche-cul

Texte et mise en scène : Jean-Philippe Baril Guérard, à l’Espace libre, du 4 au 20 décembre.