Toutes les vérités

Avec quatre pièces diffusées en six ans, Dennis Kelly s’impose comme un auteur fétiche de La Licorne. Et on est loin de s’en plaindre. Le Britannique démontre encore une fois l’intelligence de son oeuvre dans cette production captivante du Théâtre du Grand Jour, explorant des zones — culpabilité, ère du soupçon, frontières changeantes de la vérité — qui ne sont pas étrangères à l’auteur d’Orphelins et d’Après la fin.
Accusée d’avoir tué ses deux enfants, Donna a été jugée non coupable par le tribunal, mais dans l’opinion publique, c’est autre chose… À partir de la déconstruction de ce fait divers, Comment s’occuper de bébé semble remettre en question la notion de vérité, sa contamination par les perceptions de chacun. La vérité est-elle relative, multiple ?
Un interviewer, dont on n’entendra que la voix, recueille les témoignages de différentes personnes liées au drame. Et derrière leurs convictions, on découvre petit à petit que plusieurs témoins ont aussi des intérêts à protéger. Une réélection à assurer pour la mère conseillère municipale (Josée Deschênes) de Donna. Une réputation à défendre pour le médecin (Richard Thériault), « inventeur » du syndrome psychologique grâce auquel l’accusée a été exonérée. Et des gros titres à alimenter pour le vulgaire journaliste de tabloïd (Luc Senay), dont les jugements sont aussi catégoriques qu’ils sont basés sur une argumentation faible…
Le spectateur, lui, est plutôt promenéd’incertitude en remise en question par ce texte construit très habilement. On croit par exemple avoir fait son lit quant à la réalité de la maladie de Donna. Un nouveau témoignage vient nous faire vaciller et changer d’idée…
La forme du spectacle intelligemment mis en scène par Sylvain Bélanger joue elle-même sur ce concept de vérité, installant une esthétique de théâtre-vidéo documentaire et une multiplicité de représentations. Outre les entrevues menées en direct sur scène, dans la reconstitution d’un studio, les personnages apparaissent aussi — exclusivement pour plusieurs d’entre eux — sur écrans. Un grand, réceptacle de scènes croquées sur le vif, et une télévision, utilisée parfois à la manière d’un aparté théâtral. La cohabitation, ou l’alternance, de l’image avec la présence physique permet parfois de confronter un personnage à ses contradictions, tel un contre-interrogatoire. Le jeu sur le vrai et le faux, la construction d’une apparence de réalité se traduit également par cette prétention — dénoncée par un clin d’oeil — que le récit est basé sur un fait réel, sur une retranscription « verbatim ».
La distribution, elle, soutient un niveau de jeu confondant de naturel, sur scène comme à l’écran. Criante de vérité, Évelyne Brochu porte sur son visage hébété, dans sa voix de gamine, dans les hésitations de ses répliques tronquées, toute l’innocence (dans le sens candide du terme) d’une Donna à fleur de peau.
Au final, la pièce nous abandonne bien sûr sur nos incertitudes. L’ambiguïté, ce doute qu’on a tant de mal à supporter dans la vie — d’où nos jugements péremptoires —, crée souvent des oeuvres bien plus intéressantes…
Collaboratrice