Les dérives du présentisme, autrement

Claude Despins (à droite) se distingue dans le rôle du nouveau conjoint de la fille prenant son rôle de gardien de vieux fou (Guy Nadon) avec un amusement empathique.
Photo: Suzane O’Neill Claude Despins (à droite) se distingue dans le rôle du nouveau conjoint de la fille prenant son rôle de gardien de vieux fou (Guy Nadon) avec un amusement empathique.

Il y a quelque chose de toujours très intelligent dans l’écriture de François Archambault, dramaturge et auteur éclairé capable de broder des signifiants éloignés les uns des autres sur une toile narrative fine, délicate, drôle par moments, et à la charge critique souvent bien plus étoffée qu’il n’y paraît.

Le point de départ peut même être une chanson de Marc Gélinas, comme un Tu te souviendras de moi, grand classique du répertoire yé-yé de 1965, et qui, depuis mardi soir dernier, sur les planches de La Licorne à Montréal, donne le ton tout comme le titre de sa dernière création. Guy Nadon y met toute sa consistance dans le rôle d’un universitaire à la retraite, donneur de pensée-minute dans les médias, rattrapé autant par l’âge que sans doute par l’Alzheimer, cette dégénérescence sordide qui fait surtout mal aux gens autour qui ne l’ont pas.

Édouard — c’est son nom — déraille en souriant, contrairement à sa femme, Madeleine qui, excédée par la charge qu’il est sournoisement en train de devenir, va le confier, le temps d’une pause aux bons soins de sa fille, Isabelle, reporter désabusée, et d’un nouveau gendre, Patrick, dont il n’arrivera pas, bien sûr, à se souvenir du prénom. Là, il va faire la connaissance d’une Bérénice, ado techno au détachement attachant qui va transporter malgré elle le bonhomme dans un passé refoulé, espace où les souvenirs y sont plus persistants que dans une mémoire à court terme de plus en plus dysfonctionnelle.

Dans ce nouveau cadre, imaginé par l’auteur de La société des loisirs, Cul sec et Les étoiles filantes — la série télé —, François Archambault pose avec douceur une réflexion prévisible sur les conséquences sociales et familiales de la maladie, réflexion à la texture mouvante qui va finir par associer les pertes de repères d’un homme à celle d’un peuple, d’une génération dont les illusions et les certitudes se perdent parfois dans une mémoire collective qui s’étiole. Sans espoir d’en voir de nouvelles apparaître, d’ailleurs.

Ce serait la faute au présent, au culte de l’instant, à l’urgence d’exister, de communiquer dans la frénésie, le paraître, l’émotion, la sensation, en restant toujours sur la surface des choses et en donnant du coup aux idées, aux projets communs, aux convictions, la même persistance dans l’espace mental public que le souvenir d’un prénom ou d’une soirée en tête à tête avec sa fille dans la tête d’un vieil homme sur le déclin.

La métaphore est sévère, lourde, contrairement au déploiement de cet objet scénique porté avec justesse, délicatesse et grand respect de la précision et la solidité d’un texte par une distribution dans laquelle Claude Despins se distingue dans le rôle du nouveau conjoint de la fille prenant son rôle de gardien de vieux fou avec un amusement empathique. En naît d’ailleurs une scène savoureuse : celle d’une relecture de la tirade du nez de Cyrano de Rostand, version astronaute, qui fait sourire, surtout lorsqu’on se souvient que ce même Cyrano a été incarné par Guy Nadon sur les planches du TNM en 1996.

Mesurées dans l’abattement, Johanne-Marie Tremblay, en épouse placée face à l’évanescence du complice de sa vie, Marie-Hélène Thibault, en fille dépassée par sa condition, tout comme Emmanuelle Lussier Martinez, troublante de vérité en adolescente sensible malgré tout, ajoutent à la cohérence de ce fragment robuste du répertoire dramaturgique contemporain. Une pièce à la mécanique rigoureuse, à l’humanité évidente et au propos pénétrant assemblée ici de manière à ce qu’il soit impossible de ne pas s’en souvenir.

À voir en vidéo