Théâtre - Les morts de la Triangle Factory reviennent juger les patrons

Hasard et concordance des temps. Au lendemain de la Journée nationale des patrons, qui se tient chaque 16 octobre en Amérique du Nord, La Machinerie, jeune troupe de théâtre, va rappeler au souvenir du présent, dans une pièce qui prend son envol jeudi à Montréal, la tragédie de la Triangle Shirtwaist Factory. C’était il y a 100 ans à New York. Plus de 100 ouvriers périssaient dans les flammes d’une usine de textile, mettant tristement en lumière les dérives du capitalisme dans sa forme sauvage.
C’est un peu comme des fantômes de passé qui décideraient de susurrer un cri d’alarme à l’oreille du présent. Et pas les moindres…
Ils sont 146, dont 123 femmes, immigrants fraîchement débarqués du sud de l’Italie ou de l’est de l’Europe. Plusieurs sont âgés d’à peine 14 ans. Le 25 mars 1911 - c’était un samedi -, en moins de sept minutes, tous ont perdu la vie dans l’incendie d’une usine de vêtements située au coeur de Greenwich Village, à New York. Parce que les patrons avaient bloqué les issues de secours pour éviter le vol de marchandises. Parce que les lances à incendie des pompiers n’atteignaient pas les 8e et 9e étages, où ils se trouvaient. Parce qu’il n’y avait pas d’eau dans les boyaux, pas de gicleurs dans l’édifice, beaucoup plus de préoccupations pour les rendements et les profits que pour les ressources humaines. Parce que plusieurs, pour éviter la mort, l’ont finalement rencontrée en sautant par les fenêtres… Pour aucune bonne raison, jusqu’à aujourd’hui. Peut-être.
Un siècle plus tard, ce drame industriel qui a marqué son époque, tout comme le début du syndicalisme sur notre continent, rappelle ses grandes questions au ici-maintenant avec la présentation sur la scène pleine d’audace des Ateliers Jean-Brillant à Montréal de la pièce L’incendie de la Triangle Factory. L’objet scénique à neuf voix a été créé en 2005 aux États-Unis par Christopher Piehler. Il est livré ici dans une traduction inédite de Shauna Bonaduce, Marie-Michèle Rivest et Catherine Savoie qui, paradoxalement, en 2013, se dévoile encore et toujours avec une lucidité dérangeante.
« C’est la charge émotive et humaine du texte qui m’a attirée, mais c’est finalement sa pertinence et sa résonance avec ce que l’on vit actuellement qui se sont révélées au fur et à mesure que l’on a travaillé ce texte. » À l’autre bout du fil, la jeune metteure en scène, Valérie Lemaire, raconte, explique, détaille, se souvient et tout à coup se désole : « Finalement, plus ça change, plus c’est pareil. »
À l’esprit, une image revient, mais avec de la couleur. Dessus, il y a une femme en sari et en pleurs avec dans la main une feuille de papier sur laquelle la photo d’une jeune fille qui n’a pas encore atteint l’âge de la majorité a été imprimée. Nous sommes à Savar, au Bangladesh, en mai dernier, mais surtout un mois après l’effondrement du Rana Plaza, un bâtiment abritant des usines de textile et dans lequel 1127 personnes ont péri. Pour une poignée de dollars, ils fabriquaient six jours par semaine - parfois sept - des vêtements pour Benetton, Joe Fresh (Loblaw), Wal-Mart et les autres.
Une mémoire par des voix
« On refait les mêmes choses que par le passé, parce qu’on oublie, dit Mme Lemaire. Or, si l’on ne fait pas attention, on pourrait facilement revenir en arrière sans s’en rendre compte, en faisant de petits pas de reculons. Et c’est peut-être ce que l’on veut chercher à éviter avec cette pièce. »
Conservée dans son unité de temps, un samedi catastrophique de 1911, et de lieu, New York dans son capitalisme naissant, l’oeuvre scénique a tout ce qu’il faut pour mettre en lumière l’éternel recommencement de l’histoire, et ce, en laissant les voix de la tragédie de la Triangle s’exprimer, et surtout résumer l’odieux de l’exploitation et ses conséquences : cet incendie, jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001, a été le pire drame en milieu de travail à avoir frappé la ville de New York. Ces témoignages font par la suite place à une critique en règle du capitalisme, dans sa forme sauvage, par l’entremise du procès des patrons, et de leur manque d’humanité, qui, en deuxième partie, donne le ton à cette production.
« Nous ne voulions pas tenter de dresser des parallèles directs avec aujourd’hui, parce que ces liens s’entendent très bien entre les lignes », dit la metteure en scène qui, durant la conversation, évoquera ici les remises en question féroces du syndicalisme, là, la superficialité de la consommation qui entretient une logique de délocalisation, d’exploitation des ressources humaines dans des pays lointains ou encore la grande complaisance de consommateurs et leur aveuglement volontaire sur les conséquences humaines de leurs lubies et de leur quête du bas prix garanti. « On n’est plus en 1911. Ce ne sont plus nos soeurs et nos voisines qui fabriquent nos vêtements, mais le combat que mènent ceux qui les ont remplacées reste encore le même. » Mis au monde par une troupe de théâtre autogérée, avec un budget à des années-lumière des productions de Broadway où la version originale a vu le jour, cet Incendie de la Triangle Factory a placé sa distribution en harmonie avec son sujet, par des semaines de six jours travaillés, une masse salariale sous-dimensionnée, « mais par contre du plaisir à faire tout ça », dit Mme Lemaire. Une symbiose qui en accompagne d’ailleurs une autre, tout aussi étonnante : les Ateliers Jean-Brillant, où l’oeuvre est présentée, sont un ancien bâtiment industriel situé à Montréal sur la rue Rose-de-Lima, sainte patronne des… couturières.