Parler et agir

Preuve édifiante de la grande maturité de l’écriture de Kemeid que ce risqué mais réussi mélange des genres, amalgame de comique et de tragique, où se glissent ici un pamphlet, là un conte. « Reçois cette histoire comme un cadeau », dit-on à Mathieu (Maxim Gaudette), le jeune Québécois venu au Caire pour rencontrer la famille de son père et qui se voit pris dans la tourmente d’une révolte populaire. Le dramaturge dévoile que les récits peuvent servir à entretenir toutes les mémoires et tous les imaginaires, y compris ceux de la haine, des divisions séculaires et de la violence.
Dans la structure vaguement pyramidale de boîtes de carton - métaphores de l’exil, mais aussi de l’amoncellement sans fin des griefs que les peuples accumulent les uns contre les autres - qu’a conçue Romain Fabre, les éclairages précis d’Étienne Boucher viennent tailler toute une ville avec ses portes, fenêtres, ruelles et passages. Il y aurait un livre à écrire sur l’apport narratif que constitue ici l’extraordinaire dialogue entre espace et lumière.
Mais cessons de parler et agissons : tel semble être le mantra de Nora (Émilie Bibeau), militante chrétienne amoureuse du musulman Eryan (Mani Soleymanlou) et qui embarque de force dans sa lutte le cousin venu du froid. Si passer de la parole aux actes s’avère douloureux mais nécessaire, voilà où, scéniquement, Furieux et désespérés rencontre ses limites : comment mettre en scène la révolution sans la masse ? Une clameur enregistrée ne fait pas une foule, un flash agrémenté d’un peu de fumée figure mal l’explosion d’une bombe. Là où Kemeid l’auteur s’appuyait sur Kemeid le metteur en scène pour injecter de l’adrénaline, le mouvement général du spectacle, paradoxalement, en souffre.
À ces séquences à l’esprit trop cinématographique, on préférera les dialogues piquants et les récitatifs poignants. Bouleversante s’avère la triste résignation de Nadia (Johanne Haberlin), qui refuse de voir sa douleur instrumentalisée par les combattants. Grâce à une interprétation très fine, les scènes - retours en arrière ou conversations téléphoniques - entre Mathieu et son père (Denis Gravereaux), encore plein d’un pays où il refuse de revenir, font rayonner tout le réseau de sens de cette oeuvre sur l’engagement et la colère.
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Collaborateur