Le Devoir à Avignon — Tout le monde attendait Wajdi Mouawad dans le détour: on ne monte pas impunément du Sophocle en série. D’autant plus qu’avec sa manie de faire les choses à sa façon, Mouawad a regroupé les sept pièces connues du dramaturge grec dans un ordre inhabituel. Plus: il a demandé au poète et helléniste Robert Davreu de refaire complètement la traduction des textes. Et bien sûr, il a chargé Bertrand Cantat de «moderniser» le choeur, omniprésent chez Sophocle — un travail absolument remarquable qui donne son sens à l’entreprise. Pas étonnant donc qu’à la carrière de Boulbon — un des lieux magiques du festival d’Avignon —, la première Des Femmes (Les Trachiniennes, Antigone, Électre), la semaine dernière, ait engendré un énorme remous.
C’est que malgré son jeune âge, Wajdi Mouawad occupe une place centrale dans la création théâtrale contemporaine, on ne le souligne pas assez chez nous. Parce qu’il ne fait rien comme tout le monde. Qu’il ose. Qu’il sait habituellement faire voir les choses de façon aussi déchirante qu’insupportable et vraie... ce qui n’est pas tout à fait le cas ici, il faut bien l’avouer.
Inégale
Cette première série de trois pièces est très inégale. Les Trachiniennes, par exemple, provoque même une certaine gêne: on y a constamment l’impression que le spectacle n’est pas prêt, que les comédiens jouent tellement faux que l’on n’entend pas le texte et qu’ils sont mal dirigés. L’impression ne se dissipera pas malgré l’éblouissante performance de Bertrand Cantat — dont on n’entendra tout au long que la voix — et des musiciens sur scène. Dans Antigone, et surtout Électre, la situation s’améliore grandement pour atteindre à beaucoup d’intensité, mais l’on sent bien qu’en l’état, le spectacle n’a pas encore atteint sa pleine maturité. Ce qui explique que les gradins se soient dégarnis aux entractes lors de mon passage à Boulbon dans la nuit de samedi à dimanche.
À la radio, à la télé et dans les journaux, la critique française a d’ailleurs accueilli la production avec beaucoup de réserves si ce n’est avec une certaine froideur. Personne ne l’a du moins encensée comme ce fut le cas pour Incendies, Ciels puis Seuls tous présentés au festival avant de déclencher l’enthousiasme partout en France et en Europe. On a plutôt parlé d’un spectacle faible sauvé par le chant de Bertrand Cantat; d’une mise en scène sans éclat d’un texte presque ampoulé. De tics de mise en scène aussi, en effet bien visibles: on s’est par exemple moqué un peu partout de l’omniprésence dans les trois pièces de la pluie et de l’eau dont les personnages s’aspergent sans arrêt. L’autre nuit, les gens riaient quand il se remettait à pleuvoir sur scène... Tout cela est bien là et Mouawad devrait en tenir compte en préparant, un peu plus lentement peut-être, les deux prochaines séries de Sophocle, la première (Les Héros) prévue pour 2013 et la finale (Les Mourants) pour 2015.
La même urgence avec plus de temps
Pourtant, il est difficile de croire que Wajdi Mouawad n’ait plus la possibilité de faire surgir le théâtre de rien; de conjuguer l’urgent et le nécessaire dans ce génie qui a jusqu’ici caractérisé son approche de la scène. Voilà ce qu’on lui souhaite d’ailleurs: la même urgence oui, le même besoin, la même façon de dire et de montrer. Mais avec un peu plus de temps pour travailler, pour maîtriser à nouveau tous les paramètres de la représentation. Pour laisser surgir encore cette invention qui caractérise son approche de la mise en scène.
C’est de ce Wajdi Mouawad là dont tout le monde a toujours un besoin urgent.
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