Les derniers rendez-vous de Wajdi Mouawad

Alors qu'il présente depuis mercredi à Avignon, à la carrière de Boulbon, la trilogie Des femmes, qui a fait couler tant d'encre au Québec avant même d'y être jouée, le dramaturge et metteur en scène Wajdi Mouawad continue de préparer sa sortie. Entrevue.
Le Devoir à AvignonIl n'arrête pas beaucoup, le Mouawad. Il arrive à peine d'Athènes, où il se posait après la création à Bordeaux de la trilogie Des femmes. Cet opus en trois chapitres, qui réunit Les Trachiniennes, Antigone et Électre, amorce la présentation un peu partout en France des sept pièces connues de Sophocle. La prochaine série, Les Héros, composée d'Ajax et d'Oedipe roi, sera suivie des Mourants, qui devrait, avec Philoctète et Oedipe à Colone, clore le cycle, quelque part en 2015.
Si Avignon verra la version «sans Bertrand Cantat» de la production, Mouawad affirme ne pas savoir encore si c'est ce spectacle que l'on verra au Québec la saison prochaine. «Le contexte et les raisons évoquées pour l'absence de Bertrand [Cantat] ne sont pas du tout les mêmes et je ne peux pas ne pas en tenir compte. Disons que je continue à réfléchir. En fait, je ne sais pas: je me demande ce que l'on veut voir au Québec.»
La controverse autour du spectacle ne l'accapare pas tout entier puisqu'il prépare un nouveau texte, Long Island, qui verra le jour en 2013. Il a aussi déjà commencé à écrire le livret d'un opéra, L'Inouï, qui sera créé au festival d'Aix-en-Provence en 2015. Et, oui, il a toujours l'intention de quitter le monde du théâtre pour l'écriture en 2015.
Écrire, dit-il
Première affirmation donc, nette, claire, inéluctable: Mouawad a toujours la ferme intention de cesser de faire de la mise en scène et d'écrire pour le théâtre. «Je ne veux plus être en état de responsabilité face à des dizaines de personnes comme c'est le cas depuis de nombreuses années maintenant. Il y a déjà une éternité que je passe au moins six mois par an en salle de répétition à dire aux gens quoi faire en passant par tel côté de la scène ou par tel autre... J'ai besoin de me dégager de tout cela et de retrouver le simple plaisir de l'écriture sans avoir à me préoccuper des autres membres de l'équipe. D'ailleurs, j'ai décidé de mettre fin à la tournée de certains spectacles pour cesser d'investir dans des choses déjà faites et pour mieux m'impliquer dans ce qui s'en vient.»
Mais équipe il y a toujours: depuis que sa décision est prise, Wajdi Mouawad s'est entouré d'un groupe de concepteurs qui travaillent avec une vision globale de ce qui reste à accomplir d'ici 2015. «Cette équipe a été mise en place pour la création de Temps [vu la saison dernière au Théâtre d'Aujourd'hui]. Depuis le départ, elle travaille avec un horizon de sept spectacles — Temps, les quatre derniers Sophocle, Long Island et L'Inouï. Ce qui fait que, lorsque nous nous assoyons à la table, nous sommes dans une sorte de sphère et nous pouvons tout aussi bien avancer sur Sophocle ou sur l'opéra que sur la trame scénique de Long Island.»
Il se montre plutôt discret sur l'opéra à venir, mais il dira de Long Island que l'histoire s'amorce avec un bibliothécaire ambulant qui veut récupérer des livres prêtés à un homme qui vient de décéder; ce sera l'occasion pour la famille de cet homme de découvrir sa vie cachée.
Les madeleines de Sophocle
Et pourquoi mettre un point final à tout cela avec la mise en scène des sept tragédies de Sophocle écrites il y a plus de 3000 ans? «Parce que j'ai été littéralement happé par Sophocle. Par son sens du récit qui est extrêmement "moderne". C'est devenu encore plus clair lorsque j'ai monté Oedipe roi en sortant de l'École nationale. Aujourd'hui, je suis toujours sidéré par sa façon de mettre en scène des personnages qui sont frappés par une révélation... puis qui chutent sans appel. Sophocle n'a que 25 ans lorsqu'il écrit Ajax et Les Trachiniennes, et déjà il se démarque de son modèle Eschyle, un peu comme le font les dramaturges québécois contemporains par rapport à l'oeuvre de Michel Tremblay. C'est avec lui que les dieux vont peu à peu disparaître de la scène pour laisser la place aux hommes, comme dans Antigone qu'il écrit alors qu'il est dans la cinquantaine...»
Mouawad parle aussi des thèmes de l'oeuvre, de la lecture éminemment politique et contemporaine que l'on peut en faire, de sa redéfinition dynamique du choeur avec Bertrand Cantat aussi, que l'on connaît... Mais il insistera plus longtemps encore sur la traduction toute neuve du poète Robert Davreu. «Robert est un poète à l'écriture ascétique, concise; mais la traduction qu'il propose des sept pièces est hyper déployée. Pour lui, la complexité de la langue de Sophocle nécessite un rythme proustien: c'est une langue qui s'étire longuement comme pour mieux pénétrer la conscience du spectateur. Évidemment, comme notre époque valorise plutôt la simplicité, l'instantané et la facilité, la traduction de Robert est en elle-même un acte de résistance.»
Il y aura bien d'autres mots encore, d'autres phrases percutantes, allumantes, drôles aussi. On parlera du CNA également et de ce que Mouawad y a fait pendant trois ans en essayant d'inscrire l'art dans le quotidien d'une ville de pouvoir; mais ce n'est pas vraiment le moment, puisque le temps est aux Femmes...
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Sophocle n'a que 25 ans lorsqu'il écrit Ajax et Les Trachiniennes, et déjà il se démarque de son modèle Eschyle, un peu comme le font les dramaturges québécois contemporains par rapport à l'oeuvre de Michel Tremblay.