Femmes en colère

Gorgone
Photo: Newscom Gorgone

Voir rouge. Exploser. Mettre le poing sur la table. Sacrer. S'arracher les cheveux, jeter des insultes: les colères sont encore des déflagrations mal vues. «Comme si d'être en colère signifiait que les propos tenus étaient insensés», dit l'auteure Martine Delvaux. Comme si on ne pouvait envisager être à la fois dans la pensée et la passion. Alors qu'Hermione, personnage de grande colérique par excellence, sort de l'Andromaque de Racine dans quelques jours pour faire résonner encore sa fureur à l'Espace Go, la colère, et encore plus celle des femmes, demeure bannie de la pensée. Regard sur quelques chiennes qui, de leur plume, dans le livre ou le théâtre, refusent de ne pas hurler.

Le théâtre serait-il encore le lieu d'expression par excellence d'une colère féminine réprimée dans l'espace social? À voir le nombre de femmes qui rugiront sur la scène montréalaise cet hiver, on aurait tendance à le croire. Après Projet Andromaque, de Serge Denoncourt, c'est Médée qui explosera, suivie de près par des femmes contemporaines à l'hybris tout aussi enflammé. Violence ou hystérie? Expression démesurée de l'ego ou discours social? Des questions vibrantes quand vient le temps d'analyser le courroux des personnages féminins.

Pris dans l'affect

À deux semaines de la première de Projet Andromaque, la comédienne Julie McClemens n'est pas certaine de pouvoir utiliser le mot «colère» pour définir l'entêtement du personnage tel que l'a dessiné Jean Racine. Andromaque, c'est vrai, n'agit pas avec autant de violence que sa rivale Hermione (interprétée par Anne Dorval). Elle est néanmoins coincée dans une situation qui ne peut que la mener à de furieux emportements. Gardée prisonnière par Pyrrhus, fils de l'assassin de son mari, elle n'a plus qu'une seule raison de vivre: protéger son fils Astyanax. Quand Pyrrhus fait de l'enfant l'objet d'un chantage amoureux pour la forcer à céder à ses avances, elle ne flanche pas. Mais elle n'exprime pas sa rage aussi puissamment que ne le ferait une Antigone ou une Médée plongée dans la même situation.

«C'est une acharnée, une résistante, dit Julie McClemens. Mais je ne crois pas qu'Andromaque soit motivée par la colère, elle cherche plutôt à transcender sa colère face à la cruauté des hommes. Dans le monde d'Andromaque, la colère des hommes est acceptée, considérée comme de l'héroïsme. Dans un tel contexte, son combat pour sauver son fils et l'honneur de sa patrie ne peut pas s'exprimer dans une colère incontrôlable, qui ne serait assurément pas écoutée. Bien sûr, elle peut exprimer sa douleur, mais je crois qu'elle est dans une tentative de maîtriser sa colère pour trouver une solution à sa situation. Ce n'est pas une colère vengeresse comme celle d'Hermione, qui ne peut pas supporter que son Pyrrhus se soit entiché d'une ennemie.»

Voilà bien le paradoxe dans lequel baignent la plupart des personnages féminins chez les Anciens (ou chez les auteurs classiques qui s'en inspirent, comme Racine). Si les grandes figures féminines de la mythologie grecque trouvent sur le proscenium un formidable lieu où déverser leur fiel, la colère féminine n'en est pas mieux considérée, plutôt perçue comme néfaste dans une société où Aristote et Platon chantent les vertus de la rationalisation et du contrôle de soi. Comme l'explique Catherine Mavrikakis, romancière et professeure, «les stoïques bannirent la colère puisqu'elle est contre nature et est un obstacle à la pensée. Dans ce sillage, pour toute la philosophie et la psychanalyse, le féminin devient porteur de ce qui sera perçu comme hors de contrôle, colérique, hystérique et pris dans l'affect.»

«Mais c'est précisément parce que la colère féminine est réfrénée qu'elle explose», poursuit la comédienne Violette Chauveau, qui jouera l'infanticide Médée en mars au Théâtre Denise-Pelletier, dans une mise en scène de Caroline Binet. «Et c'est pareil aujourd'hui, ajoute-t-elle. La colère des femmes est toujours aussi inacceptable qu'à l'époque d'Euripide. On ne la tolère que si la femme agit pour sauver des êtres plus fragiles, si elle ne fait que jouer son rôle maternel. C'est fascinant de se plonger dans le personnage de Médée aujourd'hui, et je pense même qu'Euripide, même si on l'a cru misogyne, peut presque de nos jours être vu comme un féministe: il met en lumière cette propension que nous avons à considérer chaque colère féminine comme de l'hystérie ou de la folie. Il me semble plutôt que la colère de Médée est active, elle la force à poser des gestes, c'est une colère qui cherche à se répercuter dans l'espace public et à avoir une utilité sociale.»

Dans l'espace public

La colère des femmes n'aurait-elle donc toujours pas droit de cité? Si Violette Chauveau cerne déjà chez la Médée d'Euripide des traces d'une colère moderne, on aura aussi droit en mars à une transposition du même mythe sur le territoire new-yorkais contemporain, dans la pièce Manhattan Medea, de Dea Loher, que la metteure en scène Denise Guilbault présentera à l'Espace Go. D'autres femmes encore profiteront de la scène pour exprimer une colère socialement inacceptée. Le cas le plus intéressant est peut-être celui de la courte pièce Ta yeule Kathleen, de Sébastien David, présentée en programme double avec En attendant Gaudrault au Théâtre d'Aujourd'hui, vers la fin du mois. Là s'exprimera une colère actuelle et toute québécoise, celle d'une laissée-pour-compte qui crie sa rage d'être mère.

La comédienne Marie-Hélène Gosselin est est convaincue, «la colère n'est pas acceptée chez la femme autant que chez l'homme, surtout quand une femme se plaint précisément de son rôle de femme et de mère. Ce n'est pas très bien vu pour une mère d'exprimer son sentiment d'inadéquation. Or, dans notre pièce, Lynn la monoparentale décide de s'attribuer ce droit de parole qu'on réserve plus naturellement aux hommes, comme le fait d'ailleurs Médée dans un registre plus classique. Alors, oui, parfois je me demande si le théâtre est le seul lieu où l'on ne considère pas la colère féminine comme de l'hystérie, comme une manifestation excessive qu'il faut à tout prix étouffer. En tout cas, je serais contente que cette colère théâtrale ait des répercussions dans l'espace public, qu'elle se prolonge et ait une existence dans la société.»

Michel Tremblay, qui a l'habitude de ce genre de personnage de femme s'exprimant sans filtre, aurait certainement pu faire le même souhait. Une chose est sûre, on ira goûter à la colère de sa Marie-Lou vers la fin de la saison au TNM, alors que Gil Champagne s'attaque, pour une deuxième fois en carrière, à À toi pour toujours ta Marie-Lou. Le cycle de la colère féminine n'est pas près de s'arrêter.

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Collaborateur du Devoir

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