Théâtre - Engagez-vous, engagez-vous...

Didier Lucien, Patrice Coquereau et Mario Morin
Photo: Jacques Grenier - Le Devoir Didier Lucien, Patrice Coquereau et Mario Morin

C'est une folie, disons-le tout de suite. Il est sans doute déjà arrivé que trois gars trippent tellement sur un texte de théâtre qu'ils décident de former une compagnie pour le monter. Mais il est plus rare que l'on aille jusqu'à louer la Cinquième salle de la Place des Arts tout juste avant le temps des Fêtes pour offrir ledit spectacle à tout le monde. C'est précisément ce qu'ont choisi de faire Patrice Coquereau, Didier Lucien et Mario Morin en formant le Ludik Théâtre pour présenter une pièce du petit-fils de Lacan à la Cinquième salle.

Sans filet ou presque

Tout a commencé par un voyage en Suisse où Mario Morin visitait l'un de ses amis; il est revenu avec le titre d'une pièce de théâtre, Cravate Club de Fabrice Roger-Lacan, une comédie dramatique créée en France en 2001 et reprise fréquemment depuis. On lui en avait parlé comme d'une pièce sur l'amitié et sur l'engagement, et il la lit dès son retour ici.

Morin est rapidement conquis, veut jouer le rôle d'Adrien et fait lire le texte à son ami Patrice Coquereau, qui craque lui aussi, qui se voit tout de suite mettre en scène la pièce à deux comédiens... et qui pense à Didier Lucien pour jouer l'autre rôle, celui de Bernard... dans lequel le comédien se voit tout de suite lui aussi. Comme ça. Une sorte d'élan collectif. Un même «Wow, c'est ça! On le fait! Là là!»

Mais où? Mais comment? Et surtout, avec quel argent? Évidemment, le Ludik Théâtre, ça ne dit pas grand-chose aux subventionneurs habituels. Coquereau, Lucien, on connaît bien, mais Morin moins; puis, de toute façon, les «pourvoyeurs de fonds publics» laissent les nouveaux arrivants faire leurs preuves avant de dénouer les cordons de leur bourse... ce qui est un peu normal, convenons-en. Pas de sous, donc. Comme pour toutes les jeunes compagnies naissant chaque année dans la foulée des nouvelles fournées de finissants des écoles de théâtre. Rien. Zéro. Arrangez-vous!

Quand on vient de mettre le pied dans la quarantaine et que l'on fait sa vie dans le milieu depuis une bonne vingtaine d'années, ce qui est le cas d'au moins deux de nos trois nouveaux «jeunes» — Morin est un ingénieur converti au théâtre depuis peu —, c'est une sorte de gifle. Un défi plutôt. Comme du temps où l'on répondait par un duel en jetant le gant... Tous les trois, unanimes, ils décident de plonger. D'oser. Sans filet, ou presque.

Les trois gars s'investissent à bloc dans le projet, bien décidés à produire le spectacle: ils se partagent les tâches et négocient une marge de crédit avec la Caisse d'économie de la culture. Ils font comme ont fait tous les Olivier Choinière, les Francis Monty et les Simon Boulerice des 10 ou 15 dernières années: tout en apprenant leur texte puis en répétant, tout en écrivant souvent, leur enthousiasme est transparent, rassembleur, et les voilà qui recrutent des presque bénévoles aux costumes, aux lumières, au décor et au son. Un autre ami aide bientôt à développer un site Internet (www.cravateclub.ca) et un lien Facebook où l'on peut s'amuser à inventer des répliques du spectacle... Déjà, ils se disent que le show va marcher fort, qu'ils vont remplir leur salle et qu'ils pourront ensuite partir en tournée partout à travers le Québec.

De vrais petits jeunes. Mordus. Fringants. Qui font comme s'ils tenaient absolument à démontrer la pertinence du texte de Roger-Lacan, qui porte, rappelons-le, sur l'amitié masculine et l'engagement. Cqfd: pour de vrai dans la vraie vie.

Un show de mise au point

Les trois complices sont attablés au fond d'un petit café près de la Cinquième salle, dans le ventre de la Place des Arts. Visiblement, le risque les galvanise: l'air devient rapidement électrique, explose en grands bruits de voix. Ils se laissent aller chacun leur tour à des phrases qui dérivent dans l'exagération et la démesure au milieu des éclats de rire. Ils s'amusent. On sent la fierté qu'ils ont d'oser. Ils parlent en salve et il est parfois difficile de distinguer qui dit précisément quoi...

C'est Lucien, je crois, qui revient d'abord sur le texte de Cravate Club. Il a l'habitude des productions hors normes, lui qui fréquente le NTE et qui a souvent accompagné les délires du «bon docteur Crête», et il tient à dire que le texte de Roger-Lacan joue sur plusieurs registres à la fois. «C'est un texte qui, à partir de petits détails, descend parfois en des spirales très profondes jusqu'au centre des choses. Il interroge les limites de l'amitié masculine, oui, mais c'est toutes les formes de l'engagement qu'il remet aussi en question.»

«C'est aussi une réflexion sur l'étape de la quarantaine, poursuit Coquereau. L'âge qui nous fait nous demander, souvent, si l'on ne s'est pas trompé en faisant les choix qu'on a faits. Si l'on investit vraiment dans ce que l'on veut faire plutôt que de se laisser porter par la routine...» Morin enchaîne en soulignant à quel point on en arrive parfois à tenir les autres, et surtout ceux qui sont souvent le plus près de nous, responsables de tout ce que nous n'osons pas faire. «C'est un show sur la dépendance affective et l'apitoiement sur soi-même. Un show de mise au point, de mise à jour, de ménage», dira Coquereau avec un drôle de geste des mains qui fait s'esclaffer tout le monde.

Ils foncent, donc, trois hommes et un projet. À moins d'une semaine de la première, ils sont confiants, heureux des risques qu'il reste encore à affronter. Ils plongent dans l'aventure parce qu'ils y croient, parce qu'elle est pour eux nécessaire. «Parce qu'il faut faire les choses auxquelles on croit», dit je ne sais plus qui. «C'est une sorte d'anti-j'aurais-donc-dû; d'antidote à la frustration», réplique un autre. Il est réjouissant de voir que le théâtre peut toujours prendre la forme de l'audace et du risque. Encore plus quand c'est l'engagement qui le définit...

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