Théâtre - L'être et le néant
«Pour pouvoir captiver les autres, il faut être captif de soi-même.» C'est l'une des nombreuses phrases «songées» (ici paraphrasée) qui émaillent le texte de Jackie. Une œuvre qui est moins un portrait intérieur de l'insaisissable madame Bouvier-Kennedy qu'une réflexion sur l'image, le culte de la célébrité. De cette icône d'une ère pré-Facebook, omniprésente dans les médias mais qui ne livrait rien d'intime, Elfriede Jelinek a fait l'incarnation du vide. De l'être phagocyté par son apparence, prisonnière de sa surface.
On découvre là un texte brillant, d'une grande densité, en ruptures et circonvolutions, dont la petite heure compacte contient davantage d'idées que nombre de pièces plus longues. Porté par un souffle rapide, le discours est tissé tellement serré qu'on prendrait volontiers davantage de pauses, de respirations.Image qui s'intellectualise, Jackie s'y met en scène, en contrôle de cette logorrhée, mais aussi sujette à de douloureux dérapages. Hantant le texte, la mort inscrite au sein même du corps — cette nature qu'elle refuse — rattrape ce symbole d'artificielle perfection féminine.
Tout tient à l'image chez Jackie, ce que reflète la mise en scène de Marleau et Jasmin. La grande dame y feuillette les magazines empilés sur scène, souvenirs et commentaires affluant au gré des clichés glacés des Paris Match et Life. Et surtout, elle est elle-même constamment filmée, en noir et blanc, souvent en gros plans, par un caméraman (Olivier Schmitt) qui la traque jusque dans ses loges, où elle change de vêtements. Car son identité, elle le reconnaît volontiers, ne se fonde que par la parure — forte idée. On verra donc cette Jackie agitée, qui se déplace beaucoup, enfiler cinq toilettes emblématiques, dont le fameux tailleur rose.
Le spectacle bénéficie de l'aisance de Sylvie Léonard devant la lentille. Dans un jeu très construit et maîtrisé, tout en subtilités, la comédienne rend l'élégance un peu hautaine de la patricienne sans tomber dans l'imitation. Elle manie parfaitement l'ironie coupante de Jelinek, dont la Jackie décroche des vacheries (sans se départir de sa distinction), surtout à la famille Kennedy et à une Marilyn Monroe trop naturelle et charnelle — son opposée, qui envahira de plus en plus son discours.
Et, comme toujours dans cette concurrence écran/scène, c'est le visage filmé, plutôt que la comédienne en chair et en os, qui attire inexorablement notre attention. Une démonstration de plus de la puissance de l'image médiatique.
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Collaboratrice du Devoir