Théâtre - Le carnaval des petits
Le monde change, consultant rarement les petites gens dans la poursuite de sa course. Ceux-ci, un peu confits dans leur microcosme, reproduisent à leur mesure le grand carnaval des nantis avec ses intrigues, ses jeux, ses amours. Sombre constat... mais avec le metteur en scène Serge Denoncourt à la barre, on aura le temps de bien se gaver avant que Venise ne coule. Le cycle italien du Théâtre de l'Opsis débute sur les chapeaux de roues avec un Goldoni désopilant, à l'esthétique recherchée et au propos net sans être artificiellement appuyé.
Il Campiello reproduit une petite place de la Sérénissime, loin du faste de la San Marco et du palais des Doges, sans même un canal. Trois «vieilles» de 50 ans tentent de marier leurs enfants pour ensuite se mettre elles-mêmes en chasse d'un prétendant, malgré les dents qui tombent et la surdité naissante. Il suffit qu'un faux Napolitain se présente avec ses manières et sa perruque de paille et voilà que les esprits s'échauffent, révélant du même coup les inclinations et les rivalités naturelles entre les habitants.Si un usage judicieux des anachronismes et des décrochages relève ici du dérapage savamment contrôlé, Denoncourt et sa bande ne font l'économie d'aucune paillardise ni d'aucune grossièreté. À mille lieues de la sobre beauté de la Trilogia della villeggiatura que le Piccolo Teatro de Milan nous présentait il y a deux semaines dans cette même Place des Arts, Il campiello se rapproche plutôt de l'orgie romaine pour et par le peuple: luxe à crédit, luxure consommée en public, durs lendemains pour les buveurs.
Pourtant, dans le ciel formant une voûte au-dessus de cette débauche se profilent des nuages bien noirs. Denoncourt fait peser sur son petit monde une menace sourde, l'orage qui balayera tout. Entre deux façades de maisons — magnifique scénographie tout en planches signée Louise Campeau —, un trottoir baigné d'une étrange lumière offre une brèche sur l'ailleurs. Le salut reste peut-être à la portée de ceux qui partent; Goldoni quitta Venise en 1762, six ans après la création d'Il Campiello, afin de gagner Paris où il termina sa vie.
Le trio des sorcières interprété par Louise Cardinal (méconnaissable), Annick Bergeron et Adèle Reinhardt (La Poune réincarnée) s'en donne à coeur joie et mène tambour battant une distribution tout aussi forte, avec notamment Luc Bourgeois en Cavaliere et Magalie Lépine Blondeau en Lucietta. En reprenant en 2010 ce texte que la compagnie monta une première fois il y a 22 ans, l'Opsis renoue avec ses racines tout en proposant une lecture ludique mais lucide d'un Goldoni rarement monté chez nous.
***
Collaborateur du Devoir