Théâtre - Viva Italia !

Serge Denoncourt est le plus italien des metteurs en scène québécois. Plus italien même que les natifs du pays, disent ceux-ci à la blague. Il y vit une partie du temps, y travaille (essentiellement en variétés) et en a adopté avec enthousiasme tous les clichés. Le constat est évident quand, avant l'entrevue, on le voit converser au téléphone, dans la rapide langue de Fellini, avec le transformiste Arturo Brachetti, dont il dirigera la nouvelle création à Turin. Denoncourt peut parler longuement du fatalisme des Italiens, qui paradoxalement les incite à profiter d'une vie qui va de toute façon mal finir, résultant en cette dolce vita «née d'une angoisse extrême». Une mentalité qui se reflète dans la dramaturgie contemporaine. «Leur théâtre aboutit toujours à un cul-de-sac. C'était déjà dans Goldoni.»
Terrain de jeuCette connaissance intime du pays formidablement théâtral de Berlusconi sert bien le metteur en scène pour monter la pièce qui ouvre le nouveau cycle du Théâtre de l'Opsis, consacré à l'Italie. «Je passe mon temps à dire aux acteurs: ce qui vous semble une énormité, ça existe en Italie! Les personnages qui se chicanent à leurs fenêtres, puis prennent une bière ensemble deux secondes après, ce n'est pas une caricature, c'est l'observation que fait Goldoni du petit peuple de Venise. Ce qui crée un spectacle étrange, qui est construit complètement sur les clichés italiens. Parce que j'ai découvert qu'ils sont d'une vérité incroyable. Alors, c'est l'Italie, mais à la puissance 100.»
Appartenant à la veine de Goldoni qu'il préfère, les comédies du peuple, Il Campiello est fortement marqué par la commedia dell'arte. Denoncourt y voit les racines de notre burlesque et fait de Goldoni un ancêtre de Michel Tremblay. «Ces espèces de poissonnières qui s'engueulent dans la rue, ce sont Les Belles-soeurs.» Et alors que le réformateur du théâtre transalpin est maintenant associé à l'institution, cette branche de son oeuvre est issue de la rue. «Il Campiello est un beau terrain de jeu, parce que c'est sa pièce la moins écrite. Il n'y a pas de grand enjeu, sinon de passer à travers la journée en obtenant le maximum des autres.»
Sur cette place publique où débarque un jeune bourgeois de Naples, les personnages adoptent ainsi le «système D» pour la survie. «C'est: prenons tout ce qui se passe. On peut imaginer que ça se passe dans les quartiers les plus pauvres de Venise. Quand un étranger arrive, tout le monde essaie de marier sa fille, de le séduire pour se faire offrir un repas ou de faire un peu de sous. À 22 ans, je montais Goldoni parce qu'il me faisait rire. Là, je me rends compte que les actions des personnages sont tout à fait justes.»
Avec Il Campiello, Serge Denoncourt retouche en effet une pièce qu'il avait déjà dirigée en 1988. Le spectacle était très réclamé par le public de l'Opsis. De plus, le metteur en scène avait envie de retravailler sur une technique de jeu qui avait «beaucoup plu» à l'époque... sauf aux pauvres interprètes! Cette performance très sportive «demande beaucoup de souffle». «C'est un jeu complètement exacerbé, explique Denoncourt. C'est comme voir La Boîte à surprises avec le bouton réglé un peu trop rapidement. Les acteurs sont complètement lessivés à la fin du spectacle. J'essaie de voir si je peux aller plus loin, avec des comédiens qui ont plus d'expérience.» Annick Bergeron et Adèle Reinhardt sont de retour dans la distribution.
Second début
Reprendre cette mise en scène de jeunesse, sa deuxième en carrière, 22 ans plus tard, permet aussi à Denoncourt d'effectuer une sorte de bilan. Chose certaine, il préfère le metteur en scène qu'il est devenu: «Le dictateur s'est transformé en démocrate [rires]. Pas tout à fait, mais je suis plus à l'écoute des créateurs autour de moi. À l'époque, je faisais du théâtre comme un acte solitaire. Tout le monde était au service de ma vision.»
Autre chose qu'il aura appris avec les années: «à me prendre un peu moins au sérieux. Je pense que, dans Il Campiello, Goldoni décrit la fin d'un monde et que ça peut très bien se transférer à nous. J'ai une vision, basée sur le carnaval à tout prix, sur un désir de société des loisirs alors que la planète est en train de s'effondrer, parce que j'en ai besoin pour diriger le spectacle. Mais en même temps, c'est une heure 45 minutes de plaisir, et c'est correct aussi. On a le droit de faire du théâtre pour le ludisme, l'acte théâtral.»
Le fougueux artiste a aussi cessé de monter tous ses spectacles comme si c'était le dernier. «Avant, je devais tout dire à l'intérieur d'un spectacle, ou d'une entrevue.» Il sait désormais que son travail s'inscrit dans la durée. Il a après tout 108 mises en scène derrière lui! D'où l'importance de cet inventaire artistique: «Est-ce que je continue à faire ça? Est-ce utile?»
De Serbie est alors tombé à pic un projet «fantastique», grâce à une association oeuvrant pour donner accès à l'éducation aux jeunes Roms. Depuis un an et demi, Serge Denoncourt part régulièrement pour Belgrade afin de travailler avec ces adolescents qui l'ont bouleversé. En février, il lâchera tout pendant quatre mois afin de compléter un spectacle musical inspiré de leur dure réalité.
«À 20 ans, et même à 30, j'aurais été incapable de diriger ces garçons. Ce projet me prouve que ces 108 spectacles, qui ont fait de moi un meilleur metteur en scène, plus patient, vont finalement me servir à aider d'autres gens. C'est un peu quétaine ce que je vais dire, mais le théâtre, le voir et le faire, ça sert peut-être aussi à faire de nous de meilleurs êtres humains. En tout cas, c'est ce que le théâtre m'aura fait à moi.»
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Collaboratrice du Devoir