Théâtre - La faillite de l’humanité

Photo: Lydia Pawelak 
Roy Dupuis et Paul Ahmarani sur la scène de l’Usine C.
Photo: Photo: Lydia Pawelak Roy Dupuis et Paul Ahmarani sur la scène de l’Usine C.

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Blasté
Texte : Sarah Kane. Traduction : Jean Marc Dalpé. Mise en scène : Brigitte Haentjens.
Une production de Sibyllines présentée à l’Usine C jusqu’au 5 avril.
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Les pièces de Sarah Kane (4.48 Psychose, L’amour de Phèdre) sont à classer aux côtés des films de David Cronenberg et des romans de Bret Easton Ellis dans le rayon des oeuvres éprouvantes et sans compromis, ces miroirs à peine déformants d’une humanité en crise où la violence des êtres les rabaisse bien en deçà du niveau de la bête.

La Britannique, qui a mis fin à ses jours en 1999 alors qu’elle n’avait que 28 ans, a laissé derrière elle une dramaturgie qui pose, par sa poésie comme par la barbarie des actes devant être joués sur scène, de sérieuses questions de représentabilité aux metteurs en scène. Certains optent pour la métaphore, comme le Polonais Krzysztof Warlikowski dont le Festival de Théâtre des Amériques avait accueilli le magnifique Purifiés en 2003. Brigitte Haentjens, qui souligne les dix ans d’existence de sa compagnie Sibyllines avec Blasté, prend plutôt le parti du réalisme. Le résultat fait souffrir le corps tant l’âme s’en trouve broyée.

Écrite en 1995 en réaction aux horreurs du conflit bosniaque et à l’indifférence de l’Occident devant ce carnage, Blasté met en scène Ian (Roy Dupuis), un journaliste lessivé par le gin et la cigarette, qui entraîne la jeune Cate (Céline Bonnier) dans la riche chambre d’un hôtel.

Au lendemain d’une nuit marquée par les abus physiques et psychologiques, un soldat armé (Paul Ahmarani, qui donne froid dans le dos) vient annoncer que la guerre fait rage à l’extérieur. Dans les ruines de la chambre bientôt détruite dans un assourdissant fracas d’obus, Ian connaîtra sa descente aux enfers entre les mains de ce double de lui-même, guerrier jadis homme qui porte en son terrible discours toute la faillite de l’humanité.

Le grand danger de vouloir dépeindre de façon réaliste un univers si violent (on parle ici de viols et d’énucléation à coups de dents), c’est de voir la représentation devenir à ce point insoutenable que l’effroi en vienne à occulter le propos. Le rythme fluide mais implacable de la mise en scène de Haentjens, les sourdes vibrations électro-acoustiques du compositeur Michel Normandeau et les éclairages crépusculaires conçus par Étienne Boucher permettent une avancée progressive dans l’horreur qui finit par nous saisir jusqu’aux os tout en évitant cet écueil majeur. Dupuis (de retour sur les planches après 14 ans) et Bonnier (fascinante en gamine de 20 ans) hypnotisent par leurs seules présences. L’improbable détresse qu’ils réussissent à insuffler jusque dans les moindres petits gestes nous permet de ressentir la douloureuse et maladroite quête d’amour de leurs personnages.

Le pari du réalisme que tient Brigitte Haentjens avec son Blasté est remporté haut la main. En effet, même si la pièce touche vers la fin au tragique en un magnifique moment de rédemption, toute l’équipe de Sybillines nous rappelle que ce ne sont pas les idées ni les allégories qui souffrent et font souffrir: ce champ de bataille fut de tout temps l’apanage des hommes.

Collaborateur du Devoir

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