Théâtre - Barbe-Bleue, du sous-sol à l'étage...

Carole Fréchette a la voix fatiguée. Au moment de la rencontrer dans le grand hall du TNM, elle revenait à peine de voyage la veille, en soirée. Elle a passé une dizaine de jours en Palestine — où elle assistait à une production en arabe du Collier d'Hélène au TNP de là-bas, on vous l'a dit — puis une autre semaine à Paris où elle a travaillé avec une petite compagnie qui monte une de ses courtes pièces peu connues, Serial Killer. Un voyage riche. Inspirant. «C'est bon de savoir qu'il se joue du théâtre à Ramallah, non?»
Elle est là avec Lorraine Pintal pour parler de La Petite Pièce en haut de l'escalier, qui prend l'affiche la semaine prochaine avec Isabelle Blais, qui revient au théâtre dans le rôle de Grâce, la jeune épouse d'une sorte de Barbe-Bleue des temps modernes... Les deux femmes rayonnent! Elles sont visiblement ravies d'avoir eu l'occasion de travailler ensemble et, durant les presque deux heures de la rencontre, j'aurai toutes les peines du monde à les suivre et à noter leurs propos...Bienvenue chez les Barbe-Bleue!
Barbe-Bleue, donc. Une figure qui a depuis longtemps débordé du cadre du conte et dont se sont inspirés, entre autres modernes, Bartók, Robert Lepage et Pina Bausch. Le Barbe-Bleue grand seigneur, riche comme Crésus, élégant, cultivé même. Et le Barbe-Bleue terrifiant aussi. Celui de la petite pièce aux secrets, cachée au fond des caves chez Perrault et passée en haut de l'escalier ici, tout aussi inaccessible, mystérieuse, défendue...
«C'est intuitivement que je suis retournée au conte, avec la volonté de le ré-interpréter, dit d'abord Carole Fréchette. Je suis partie de là. Je l'ai relu et j'ai tout de suite voulu placer un personnage féminin — j'ai voulu me placer moi-même en tant qu'auteur — devant la fameuse porte interdite, hypnotisée presque... Et je me suis retrouvée précisément à l'endroit où je ne souhaitais pas vraiment être; voilà comment j'ai commencé à travailler sur ce texte. C'est la motivation dont j'avais besoin pour commencer... Par contre, j'ai su tout de suite que je ne voulais pas que ça se passe au Moyen Âge: plutôt aujourd'hui! Et pas dans un "château", mais bien dans une immense maison de 28 pièces comme on en voit dans les quartiers chic de toutes les grandes villes. J'ai voulu placer mon personnage féminin dans l'abondance qui caractérise notre époque. En faire quelqu'un de comblé par l'existence, qui a tout. Mais une femme aussi qui est prête à sacrifier tout cela pour... pour quoi, en fait?»
Parce que, oui, comme dans le conte de Perrault, Henri, l'époux, demandera à Grâce de ne pas entrer dans la petite pièce en haut de l'escalier et de se contenter des 27 autres de la maison.
Mais le bonheur se trouve-t-il dans l'abondance? Cette 28e pièce n'est-elle pas plus importante, plus attirante que les 27 autres réunies? L'incarnation même du manque qui ne peut être comblé par l'abondance... «Ce manque, Grâce ne peut pas l'identifier. Et moi non plus, au fond, puisque je me trouve devant la pièce que je comprends le moins de toutes celles que j'ai écrites. Je dois avoir aussi en moi une petite pièce cachée derrière une porte close; quelque chose que je ne saisis pas parfaitement. Une sorte de noyau opaque comme chez mon personnage... »
Lorraine Pintal a tout de suite été séduite par le texte que Fréchette lui a fait lire alors que les deux femmes de théâtre travaillaient plutôt à un autre projet. «J'ai tout de suite voulu monter la pièce et en faire la mise en scène. La structure "infernale" du texte m'a littéralement happée! Le souffle aussi : je l'ai lue d'un trait. Tout de suite, on veut savoir si elle va ouvrir la fameuse porte. C'est un véritable thriller! Le souvenir de Barbe-Bleue revient très vite et l'on se sent presque menacée avec Grâce lorsqu'elle ouvre finalement la fameuse petite porte en haut de l'escalier... » Ce qu'elle fera assez tôt dans la pièce, s'il faut en croire les deux femmes, qui n'ont aucune objection à ce que l'on sache ce «détail» à l'avance. Elles ne diront rien, par contre, de ce que Grâce va trouver de l'autre côté de la porte...
Les personnages du texte de Carole Fréchette sont sensiblement les mêmes que ceux du conte de Perrault: le richissime mari de Grâce, qui porte le nom d'Henri, et la famille de cette dernière, sa mère, sa soeur Anne (oui, elle) et une bonne omniprésente qui a développé avec les années une étrange complicité avec le maître de céans... Bienvenue chez les Barbe-Bleue!
Un processus de séparation
Les deux complices ont beaucoup discuté du texte et les comédiens ont aussi nourri la pièce de leurs interrogations lors d'un atelier en septembre dernier. Elles ont discuté de la distribution aussi et, longuement, du personnage de Grâce. Puis Fréchette a remis sa dernière version en novembre. Et depuis, c'est l'affaire de Pintal.
«Le metteur en scène s'approprie le texte et c'est bien comme ça, reprendra la dramaturge. Moi, j'écris des mots sur une page blanche. Bien sûr, écrire c'est faire des choix, mais Lorraine, elle, doit multiplier les choix puisqu'en plus de travailler avec les comédiens elle parle aussi de tissus, de morceaux de métal et de matériaux divers, de lumière et de tout ce qu'implique la mise en forme de mon histoire dans une production théâtrale... Devant la scène, devant les comédiens qui incarnent mon texte, devant la vision du metteur en scène, je vis un processus de séparation tout à fait normal. À partir d'un moment, c'est la pièce de Lorraine.»
«Ce qu'il y a de plus beau, poursuit la metteure en scène, c'est que nos visions s'additionnent comme celles de tous les concepteurs aussi et des comédiens... Moi, de mon côté, c'est le comment qui prend beaucoup de place. Comment faire sentir, comment faire voir toutes les richesses du texte? Comment illustrer concrètement que Grâce trouve une raison de vivre dans le simple fait d'ouvrir cette fameuse porte? Que la Grâce protégée de l'adversité dans son nid doré, celle-là même qui baigne dans le confort et l'abondance, a besoin de quelque chose d'autre?»
Les deux femmes ne s'arrêteront pas là-dessus. Elle continueront à échanger sur toutes ces couches de sens qui surgissent dès que les personnages se mettent à se dévoiler. Comme ce droit au secret, par exemple, dont on s'interrogera sans doute sur la pertinence. Ou comme ce questionnement sur le couple aussi que l'on voit poindre sous l'intrigue soulignant d'un gros trait rouge ces zones de liberté que l'on doit bien s'octroyer l'un l'autre, non? Le texte de Carole Fréchette est en fait si riche et si dense que le TNM s'est associé aux Belles Soirée de l'Université de Montréal pour offrir deux rencontres autour du mythe de Barbe-Bleue les 3 et 10 mars: la première est animée par Diane Pavlovic et la deuxième vous permet de rencontrer l'auteur et la metteur en scène. On notera aussi une rencontre avec Carole Fréchette qui commentera une lecture publique de son oeuvre; ça se passera à l'auditorium de la Grande Bibliothèque le 19 mars.
Voilà de quoi vous occuper entre le sous-sol et l'étage...
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La Petite Pièce en haut de l'escalier
Texte de Carole Fréchette mis en scène par Lorraine Pintal. Une production du Théâtre du Nouveau Monde à l'affiche du 4 au 29 mars.