Théâtre - Le tueur d'ennui

Avant d'assister à la première de Ce qui meurt en dernier à l'Espace Go, je ne m'étais pas rendu compte que le théâtre de Normand Chaurette m'avait manqué. Dès les premières minutes de sa nouvelle pièce cependant, l'élégance de son écriture, son humour aussi, sa façon de surenchérir sur Londres et de rendre cette métropole encore plus sombre, pluvieuse et mystérieuse qu'elle ne l'est déjà me l'ont fait comprendre. L'auteur du Passage de l'Indiana est un dramaturge dont on s'ennuie parce qu'il nous emmène là où aucun autre de ses collègues n'a envie de nous entraîner: à la croisée du vrai et du faux, de la littérature et du mythe.

Ce qui meurt en dernier débute comme une nouvelle. Celle qui est en train de la lire, la comtesse Von Geschwitz, ressemble étrangement à l'héroïne de la short story en question, elle aussi prénommée Martha et destinée à périr sous la lame de Jack l'Éventreur. Aussi les voix et le destin des deux femmes s'entremêlent-ils au cours de cette nuit d'automne 1888 jusqu'à ce qu'ils se confondent presque dans les dédales d'une fiction précise et enlevée.

La comédienne Christiane Pasquier, pour qui ce quasi-monologue a été écrit, incarne brillamment l'aristocrate allemande hors normes, d'abord apparue chez Wedekind (Lulu) avant de voir ses jours prolongés par Chaurette. Pasquier ne passe pas à côté de l'occasion qui lui est fournie de montrer l'étendue de son talent. Pour interpréter cette héroïne traversée de pulsions contradictoires et interdites en son temps, l'actrice quitte les sentiers balisés de la tragédie classique pour se métamorphoser en bête de scène romantique. La démesure la rend capable non seulement de se jeter au sol, de supplier qu'on vienne l'achever, mais aussi d'aller vers le grotesque, un registre dans lequel elle s'est rarement aventurée. Comme narratrice, elle émerveille tout autant, car elle sait mettre en relief la musicalité de cette langue sans nous perdre dans ses détours. Par ailleurs, dans les dernières minutes où il se fait plus présent, Pier Paquette compose un Jack l'Éventreur tour à tour envoûtant et terrifiant.

Comme par le passé, la mise en scène de Denis Marleau épouse l'écriture de Chaurette et, sans en nier le caractère sombre, son travail en souligne tant la fantaisie que les jeux de miroirs. De retour à la scénographie, le sculpteur Michel Goulet esquisse un intérieur meublé de quelques chaises mais dont le trait marquant est un mur. Par moments, on y projette une vitre barbouillée de gouttes de pluie. À d'autres, on y entrevoit la silhouette floue d'un visiteur entré subrepticement dans l'antichambre. Referment cet espace deux bassins peu profonds de chaque côté. Mais le plateau possède aussi des marches qui font le lien avec la salle, où évoluent brièvement les acteurs.

Allégé par une théâtralité raffinée, Ce qui meurt en dernier s'avère enfin une méditation fascinante sur le pouvoir de la fiction, capable d'extraire de l'ennui et de procurer des sensations fortes, même à ceux qui restent confortablement assis dans un fauteuil.

Collaborateur du Devoir

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