La muse de saint Jack (l'Éventreur)

Tout le monde le sait: durant les deux premières semaines de la rentrée, une bonne douzaine de spectacles prennent l'affiche en même temps dans nos salles de théâtre. Rien à y faire: c'est comme ça. Et parmi toutes les pièces qui prennent l'affiche, nous avons choisi d'attirer votre attention sur la plus récente production du Théâtre Ubu: Ce qui meurt en dernier.

Normand Chaurette est particulièrement relax en cette fin d'après-midi ensoleillée; à quelques jours de la première de Ce qui meurt en dernier, il est calme, souriant, confiant même. On dirait l'incarnation du devoir accompli.

Il raconte d'abord qu'il a assisté à des enchaînements de la nouvelle création du Théâtre Ubu et qu'il est soufflé par ce qu'il a vu. Depuis le début novembre, alors qu'il a remis son texte à Denis Marleau, il a bien participé au «travail de table» et s'est aussi livré à du «travail d'appoint» sur son manuscrit, «sans rien changer d'important, en ne précisant que quelques mots», mais il vient visiblement tout juste de prendre conscience de toute la charge, de tout l'impact de son texte sur scène...

Chaurette m'explique que lorsqu'il écrit, il ne sait pas ce qu'il va écrire mais qu'il écrit d'un même souffle, en allant à l'essentiel, un seul projet à la fois, pendant des semaines, parfois plus longtemps. Quand il quitte un texte qui aura occupé tout son espace vital, tout y est: la trame, les personnages, le rythme. C'est encore ce qui s'est passé avec ce personnage de la comtesse Martha von Geschwitz, dont il est allé chercher le nom dans le Lulu de Wedekind monté par Marleau au TNM il y a plusieurs années (1996). C'est de cette époque que date d'ailleurs la première rencontre entre Normand Chaurette et Christiane Pasquier, qui jouait la comtesse dans la production... Et c'est en me racontant tout cela avec force détails qu'il m'avoue alors que, pour la deuxième fois de sa vie, il vient, oui, de se payer le luxe d'écrire pour une actrice.

«J'ai écrit cette pièce pour Christiane Pasquier comme j'ai écrit Le Passage de l'Indiana pour Andrée Lachapelle. C'est un luxe, je le sais, mais ce sont deux comédiennes d'un registre absolument fabuleux et c'est extraordinaire de se permettre de travailler directement pour elles. Parce que je ne travaille pas d'abord avec le sens quand j'écris; c'est plus l'intuition qui me porte. Et toujours, j'entends une voix qui dit le texte; avec les sons, la musique de cette voix qui devient comme un instrument... C'est comme si un musicien vous disait d'écrire un concerto pour violoncelle. Pour lui la référence est très claire: il n'écrira que ce qui est jouable par le violoncelle, il ira entre tel et tel registre en se servant surtout d'écarts entre telles et telles notes... C'est donc la voix de Christiane que j'entendais tout au long. Et comme elle est aussi devenue une amie après toutes ces années, je connais ses ressources, ses moyens; je sais, peut-être plus qu'elle, tout ce qu'elle est capable de donner, de jouer... C'est un véritable luxe, oui.»

Jack Satan

N'empêche que cette amie, il lui fait rencontrer Jack l'Éventreur. Ce qui est quand même un peu bizarre, non... Le dramaturge rougit presque, en souriant comme un grand ado de 53 ans...

«J'adore les thrillers. Et j'ai quand même écrit Provincetown Playhouse... où les couteaux volaient plutôt haut, ou bas, au choix. Mais le fait est que, oui, on peut tuer au théâtre alors qu'on ne peut pas même menacer de le faire dans la vraie vie. Cette tension entre la vie et la mort est très riche, très intense, très théâtrale par définition. Et sans faire de psychanalyse, je suis conscient qu'il est presque toujours question d'art et de beauté chaque fois que quelqu'un parle de meurtre dans mes pièces. Vous le verrez d'ailleurs: Jack tient le discours de la beauté.»

Pour le dramaturge, Jack l'Éventreur est un personnage intriguant, presque mythique. Il soulignera que même si on ne connaît pas sa véritable identité, on sait beaucoup de choses sur ce tueur qui fascine toujours l'imagination populaire depuis 1888. Entre autres qu'il s'y connaissait beaucoup en astrologie et que la mise en scène de ses crimes relève souvent de «la création cosmique».

«J'ai évidemment beaucoup lu sur l'époque et sur le personnage, poursuit Chaurette. Et puis, à cause du personnage de la comtesse allemande, je suis retourné du côté de chez Schiller et, plus naturellement encore, du côté du Goethe de Faust et de son pari. À Satan qui est un peu Jack ici... Car la comtesse est elle aussi un personnage démesuré. C'est une femme étonnante, moderne, active, engagée dans tout, dans l'art comme dans l'activisme social. Elle donne des conférences sur les droits des femmes. C'est une revendicatrice, une meneuse: le premier personnage lesbien du théâtre du XIXe siècle. Et c'est une insatisfaite aussi. Elle aspire à plus que la vie ou même la mort ordinaire... Jack l'Éventreur est un personnage à sa mesure. Elle est le genre de femme à penser que tout ce qui lui arrive est de l'ordre du mythologique, du plus grand...» À l'entendre, on voit presque surgir une muse, un personnage démesuré qui n'attendrait que son metteur en scène...

La transition est un peu facile, un peu factice même, mais avouons aussi qu'il est difficile de parler à Normand Chaurette en ne faisant pas allusion à ce lien bien particulier qui le relie à Denis Marleau. «C'est un lien privilégié, clame-t-il d'emblée. J'aime travailler avec Denis parce qu'on se comprend, qu'on est tombé dans la même marmite et que l'on a les mêmes amours au théâtre. Parce qu'on se complète aussi: avec lui, on fonce toujours droit à l'essentiel. Moi, je suis dans l'énergie, dans la "drive" comme on dit: je livre la marchandise. Denis est là pour poser des questions; il me fait préciser ce que je veux dire. C'est un homme d'une totale exigence, un maniaque qui ne lésine absolument sur rien et qui prend toujours tous les moyens nécessaires, quoi qu'ils comportent, pour me permettre de dire ce que je veux dire. Faut-il vous préciser que j'ai en lui une confiance absolue?»

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