Théâtre - Tous des immigrants !

Olivier Kemeid a écrit le texte et fait la mise en scène de l’Énéide, présenté à l’Espace libre.
Photo: Pascal Ratthé Olivier Kemeid a écrit le texte et fait la mise en scène de l’Énéide, présenté à l’Espace libre.

Les grandes épopées ont la cote depuis quelques années. Peut-être parce que le fait d'aborder ces grands textes fondateurs réveille en nous des couches de sens aussi inconscientes que révélatrices... Toujours est-il qu'après l'Odyssée puis l'Illiade au TNM, après la Bible (que les Montréalais ont pu voir au Théâtre d'Aujourd'hui) et le Mahabarrata du Loup bleu, et même le Ramayana adapté l'an dernier par Alexis Martin au Nouveau Théâtre expérimental, voici qu'Olivier Kemeid a profité d'une résidence d'écriture à la chartreuse d'Avignon pour écrire sa version de l'Énéide de Virgile. Rien de moins.

C'est d'ailleurs la première question qui surgit entre nous: qu'est-ce qui restera de l'Énéide dans le spectacle qui prend l'affiche la semaine prochaine à l'Espace libre?

Les boat people de l'Antiquité...

«Le titre, répond Kemeid en souriant. Et le nom des personnages, de quelques-uns d'entre eux en fait, puisqu'il a évidemment fallu couper dans le contenu des douze chants qui composent l'épopée. D'ailleurs, il faut le dire tout de suite: ce n'est ni une traduction ni une adaptation du texte de Virgile que l'on verra à l'Espace libre. C'est mon texte à moi, collé sur l'histoire racontée par Virgile et qui met en scène des gens qui ont quitté leur ville en flammes, qui ont tout perdu et qui partent à la recherche d'une terre et d'une vie meilleures. Mon Énéide se déroule en 2007, n'importe où sur la planète, et on en a, malheureusement, des échos tous les jours dans les journaux avec ces boat people échoués un peu partout au large des côtes de l'Afrique... »

Ce qui donne, on en conviendra, un caractère particulièrement actuel au fait d'aborder un texte classique que l'on ne prend même plus la peine d'enseigner dans les collèges et que la majorité des gens voient probablement comme une sorte de vestige empoussiéré d'une culture passéiste qui n'a plus sa raison d'être aujourd'hui. Tsé. Menfin... De retour à notre café du centre-ville, Olivier Kemeid est bien là, lui, à la fois drôle et virulent sans le paraître, comme toujours. Et il poursuit en précisant son lien personnel à cette première grande odyssée à caractère non religieux d'une bande de réfugiés qui tentent de sauver leur peau en s'exilant.

«Je n'ai, bien sûr, pas pu m'empêcher de penser à ma propre famille, qui a dû quitter l'Égypte en 1952 alors que le pays était déchiré par des violences extrêmes; mon grand-père est venu s'installer ici avec sa femme et son fils, mon père, qui n'avait que six ans. Mais cela se voit maintenant tous les jours aux informations télévisées. [...] Il y a aussi que j'aime bien le héros de Virgile, qui n'est pas un surhomme et qui est beaucoup moins pieux qu'Ulysse dans l'Odyssée. Au contraire, c'est un homme qui a souvent le goût de tout lâcher, un homme qui craque parfois, comme tous les hommes, et qui passe souvent près de s'abandonner au confort.»

Un homme qui vivra aussi une grande histoire d'amour avec Didon et qui se résoudra difficilement

à poursuivre sa quête puisque, oui, Olivier Kemeid a bien raison, l'Énéide est une chanson de geste sur l'immigration. En quittant à la hâte Troie détruite par les Grecs, Énée et ses compagnons sont en quelque sorte les premiers réfugiés, les premiers boat people de l'Antiquité... Des réfugiés auxquels Virgile confère toutefois une grande dignité puisque, à la suite d'innombrables combats et alliances de toutes sortes, ils vont parvenir à fonder l'Empire romain et à jeter en fait les bases de ce qui deviendra l'Occident.

Mais comment raconter cela sur une scène de théâtre avec les tout petits moyens dont disposent Trois tristes tigres (la compagnie cofondée par Olivier Kemeid) et l'Espace libre? Hum?

À vue

«Moi, j'ai voulu raconter une épopée, reprend l'auteur, qui signe aussi la mise en scène du spectacle, et j'ai pris les moyens pour le faire. La théâtralité épique repose autant sur des éléments comiques que tragiques. Ça tombe bien parce que j'aime les esthétiques baroques et la cohabitation des genres; cela permet de tout faire, ouvre sur de multiples possibilités... Je voulais aussi respecter la multiplicité des lieux, des actions et des personnages et les sept comédiens qui jouent les 27 personnages de la production n'auront pas le choix: il leur faudra faire théâtre de tout bois. Pour illustrer ce que je leur ai demandé de faire, j'aime bien l'image de l'enfant dans son carré de sable qui peut se raconter de grandes épopées avec quelques cailloux, des grains de sable et une plume d'oiseau... Toujours dans la pièce, les accessoires sont rudimentaires, comme c'est le cas, tiens!, pour la plupart des immigrés qui arrivent sur une nouvelle terre.»

Kemeid emploie aussi toute une série d'expressions pour décrire la forme même du spectacle: «théâtralité assumée, dévoilée, exacerbée». Dans ce théâtre qui se montre pour ce qu'il est, qui fonctionne à vue, il dira aussi que les personnages apportent avec eux leur espace, «comme les immigrés transportent avec eux leur terre sur la scène du monde», et que l'on n'assistera, évidemment, à aucun changement de décor comme tel. On sera subitement à tel endroit, faisant face à telle situation et à tel personnage, puis, tout aussi subitement, complètement ailleurs. Pas d'approche «réaliste» donc: bien au contraire, tout sera dit, montré, théâtralisé, les personnages étant «porteurs de leurs propres narrations».

Bon. L'image est plus claire: l'Énéide, oui, mais pas vraiment.

L'exil plutôt.

Le voyage initiatique avec ses rites, ses rencontres imprévues, ses obstacles, ses morts. Et ses femmes, nombreuses, comme autant de bornes. Comme chez Virgile. Avec une descente aux enfers aussi.

Et un père, Anchise, qui «dressera l'ordre du monde» pour son fils, qui «placera les choses» et lui fera comprendre que tous les «de souche» du monde viennent toujours de quelque part ailleurs...

«La quête d'Énée et de ses compagnons, c'est la nôtre, poursuit Olivier Kemeid: on vient tous d'une Énéide personnelle, on l'oublie trop facilement. Il n'y a jamais de terre libre, vide. Même au temps où Virgile écrivait. Il y a toujours eu du monde, partout, et nous sommes tous des immigrants venus de quelque part... Là-dessus, Virgile est une sorte de précurseur. Parce qu'il nous montre que nous sommes tous d'origines multiples et que le choix est toujours le même, partout, depuis le début des temps: il faut s'allier au "barbare" ou le combattre, ce qui n'empêche d'aucune façon les mélanges de se faire... »

Clair. Même si l'histoire récente (tout comme l'histoire ancienne d'ailleurs) démontre bien que l'on n'a jamais tout à fait saisi le message...

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L'Énéide

Écrit et mis en scène par Olivier Kemeid d'après Virgile. À l'Espace libre du 29 novembre au 19 décembre.

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