Le cas Markowicz
C'est tout juste s'il a 40 ans et il a déjà traduit tout Dostoïevski. Faut dire qu'il s'était fait la main tout jeune en livrant une traduction de Pouchkine à 17 ans. Il a traduit Gogol aussi, Lermontov, Andreïev et les absurdistes russes de l'école de Daniil Harms. Et bien sûr Tchekhov, dont il continue à publier des traductions décapantes (et décapées) avec Françoise Morvan depuis quelques années. Comme si ça ne suffisait pas, il s'est mis aussi à retraduire Shakespeare! On l'aura compris, André Markowicz est un cas.
C'est un peu pour cela que Denis Marleau, toujours à l'affût des démarches s'intéressant à la relation entre le texte et la représentation, a invité Markowicz à animer avec lui le premier Laboratoire du Théâtre français du CNA. Ces Laboratoires, rappelons-le, sont "une activité annuelle au cours de laquelle un artiste d'envergure internationale vient transmettre son savoir à des professionnels d'ici à travers des ateliers pratiques". Le stage, qui roule depuis mardi dernier, se termine le week-end prochain et accueille 28 comédiens et traducteurs. L'occasion était trop belle: nous n'allions pas rater l'occasion d'échanger avec celui qu'on considère comme le plus grand traducteur de théâtre de notre temps.Les motifs de la langue
Markowicz est né à Prague d'une mère russophone et vit à Paris depuis l'âge de quatre ans. Il a déjà publié plus d'une soixantaine d'ouvrages, dirige une collection consacrée au théâtre russe chez l'éditeur français José Corti et a travaillé avec de grands metteurs en scène comme Vitez, Lavaudan, Braunschwieig et Vassiliev. On dit de lui qu'il a restauré la langue dans Dostoïevski, qu'il réussit à rendre au texte sa "brutalité" et sa "maladresse recherchée". Dans ses notes préparatoires à la traduction de L'Idiot, on peut déjà lire un rythme, un souffle qui "sonnent" Dostoïevski: "Figure de l'idiot. Un original. A des bizarreries. Doux. Parfois ne dit rien du tout... Soudain, parfois, fait des discours à tous sur le bonheur futur. Ignore certaines choses, doutes, absolument leur égal... "
Mais bien sûr, Markowicz le traducteur n'invente rien. Si le XIXe siècle a francisé Dostoïevski (comme Tchekhov et tous les autres d'ailleurs), il cherche simplement à redonner à sa langue son caractère "rauque et suspendu", comme l'écrit François Bon (www.remue.net/cont/markowiczfbon.html). "Disons d'abord que je profite du travail de tous ceux qui ont traduit Dostoïevski avant moi, explique Markowicz de sa voix tendue comme une peau de tambour. Tout le monde sait ce qui arrive aux frères Karamazov et ce n'est pas à ce niveau que je travaille: c'est sur la langue et sur les modalités du discours... Ce qui me permet d'affirmer que Dostoïevski n'est pas d'abord un romancier. [On devine comme un petit rictus de la commissure sous la seconde de silence qui s'écoule.] Pour lui, il importait d'abord de trouver l'idée poétique et tout le reste en découlait. Pratiquement, cela est illustré dans le texte russe par un style d'abord oral, très émotionnel. La langue de Dostoïevski, c'est celle de la passion en mouvement. Son désir de convaincre implique aussi qu'il parle pour cacher des choses. Dostoïevski est en ce sens l'écrivain de la mauvaise foi."
Tout cela évidemment s'inscrit, s'écrit dans la texture même du texte russe; Dostoïevski écrit dans son code, dans son esthétique à lui en se foutant éperdument des canons du genre. Et pour Markowicz, c'est dans son attitude même devant l'écriture, dans l'écriture, qu'il est intéressant. "Le sens est dans la langue, poursuit-il. Dostoïevski écrit ainsi par images récurrentes. Au tout début du Joueur, par exemple, un mot revient constamment que l'on pourrait traduire par "tourner". Il emploie ce mot partout: en décrivant la roulette qui tourne, puis la bille qui roule sur la table de roulette et qui va tomber dans le zéro, un chiffre rond comme la Terre... qui roule sur elle-même alors qu'apparaît la roue d'une chaise roulante dans le champ de vision du joueur... En russe, qu'il le veuille ou non, le lecteur est saisi du vertige, de la passion du joueur parce que Dostoïevski instille une sorte de niveau symbolique dans le récit. Ce n'est pas là l'écriture d'un romancier. Dostoïevski écrit en fait des poèmes dramatiques."Et Tchekhov?
"Pour Tchekhov, c'est autre chose, reprend Markowicz. Je travaille avec Françoise Morvan, qui ne parle pas russe mais qui est beaucoup plus près de Tchekhov que moi: c'est un véritable travail d'équipe. Je fais d'abord une traduction mot à mot, directement à la machine - je tape très vite. Puis Françoise réécrit ce mot à mot en français. Avec son texte, je questionne alors le texte russe en essayant de trouver des repères, de mettre en relief des motifs de la langue. Dans Les Trois Soeurs, par exemple, tous les personnages emploient un même mot à tout moment et dans toutes sortes de situations. Ce mot, on peut le traduire par "peu importe", "ce n'est rien" ou "ce n'est pas grave", et je pense en fait que c'est le vrai personnage central de la pièce de Tchekhov. C'est aussi ce qui nous a amenés à proposer une traduction d'un niveau de langue presque banal, qui rende compte de cette réalité à la fois comique, tragique et banale. En fait, notre travail n'est pas de livrer une traduction précise mais bien plutôt de mettre en valeur le réseau des mots par lequel le texte prend un sens."
La vérité du texte
Quand on lui demande comment s'est passé la première journée du stage au Théâtre français, André Markowicz s'enflamme. "C'est tout simplement passionnant! Ce qui se passe ici est complètement neuf: c'est la première fois qu'on invite un traducteur au même titre qu'un artiste et j'en suis très fier. En cette première journée, j'ai proposé le mot à mot d'un texte russe aux 28 stagiaires et, bien entendu, cela a donné 28 traductions différentes. C'est bien sûr une excellente occasion de s'interroger sur la vérité du texte mais aussi de se demander comment on construit une interprétation à partir d'un texte. Ce qui rejoint, comme vous le savez, les préoccupations de Denis Marleau, que je connais depuis cinq ans déjà et avec lequel j'espère travailler encore. Demain [mercredi dernier], ce sera différent: nous allons plutôt travailler en petites cellules et, à l'intérieur de chacune, nous allons mettre en bouche des monologues traduits du russe. Plus tard, on jouera aussi des passages et on lira des textes poétiques." Précisons que la "mise en bouche" caractérise aussi l'approche de Markowicz puisqu'il lui arrive de réviser ses traductions en testant comment elles sonnent dans la bouche des comédiens.
Mais ce n'est pas, loin de là, la seule expérience bizarroïde à laquelle se livre notre traducteur. Il a par exemple fait traduire un poème breton... en micmac, à partir d'un mot à mot en anglais. Il a aussi répété l'expérience vers l'arabe: "Dans ce cas-ci, précise-t-il, les similitudes des sonorités étaient absolument frappantes. À un point tel que les interprètes arrivaient à réciter le poème à l'unisson. C'est fascinant, non?, cette parenté sonore entre l'arabe et le breton!"
L'entrevue se terminera sur cette étonnante parenté. Et sur une affirmation, ferme, d'André Markowicz: "La traduction est un travail littéraire avec ses exigences propres: la traduction fait partie de la littérature. Et c'est un travail littéraire d'autant plus important qu'il vient souligner la richesse du français, langue d'accueil. En s'ouvrant à la sensibilité des auteurs étrangers, le français fait la preuve de sa plasticité, de ses possibilités d'ouverture aux autres. Avec ce qui se passe en France aujourd'hui, c'est important de le souligner au trait rouge."